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Frumette à cheveux longs et idées courtes
9 novembre 2022

Itinéraire d'un prénom 2/3: Sarah, ''princesse-dirigeante" : reine ou princesse souveraine

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« Il faudrait avant tout souhaiter à la femme (...) d'imposer aux choses son sceau de femme plutôt que de renoncer en leur faveur à sa féminité » Lou Andréas Salomé ; Éros p29


Pour cette deuxième partie j'aimerais proposer une étude féministe moderne qui, à partir du personnage mais surtout du prénom de Sarah (ainsi que d'une autre figure biblique), oppose le féminisme dit universaliste au féminisme différentialiste.

La semaine dernière nous avons vu que Sarah de par l'expérience vécue comprenait avant son homme que le message monothéiste passerait par la construction matérielle d'un peuple physique particulier, plutôt que parla diffusion universelle d'un message spirituel. Itinéraire d'un prénom: Sarah, ''princesse-dirigeante"

Cette tension entre universalisme et particularisme ne réside pas seulement dans la vocation de Sarah et de son époux, on la retrouve dans la signification même du nom Sarah, qui peut se traduire par princesse mais également par dirigeante. (En hébreu moderne on utilise le terme שר.ה pour désigner un ou une ministre).
Princesse et dirigeante renvoient à des images (malheureusement) antagonistes dans leur polarisation sociale. La fonction de diriger est directement liée à celle de pouvoir et d'autorité et ces attributs sont (encore trop) l'apanage d'individus masculins. Princesse au contraire renvoie directement au stéréotype de féminité dans l'inconscient collectif.

Il existe une position féministe intéressante qui souligne que les (petits ou non) garçons voient le modèle du roi, et non du prince, comme le but à atteindre alors que pour les petites (et grandes) filles, la princesse, figure jeune, désirable, objet de conquête, reste un modèle plus enviable que celui de reine, qui est pourtant plus libre, plus puissante et plus accomplie mais plus âgée.
La princesse est vantée car elle incarne une forme de jeunesse et surtout fragilité et d'innocence, voir de docilité: et la féminisation et la sexualisation de la faiblesse et de la soumission est encore très présente dans notre société. Alors que la reine, de par le pouvoir qu'elle représente, inspire certes le respect mais n'est pas un modèle de séduction, la puissance étant un attribut viril, et le respect des hommes pour les femmes n'allant pas toujours de pair avec l'attirance qu'ils ont pour elles.

De nombreuses féministes utilisent alors ce slogan « I m a queen not a princess » : Elles souhaitent ainsi promouvoir un changement de modèle: elles encouragent les petites filles à ne plus vouloir être des princesses passives et jolies, un objet de désir masculin, attendant la bouche en cœur qu'un preux chevalier vienne les embrasser et les sauver. Mais à aspirer à devenir des reines puissantes; c'est à dire des agents, des femmes aussi libres, fortes et émancipées du regard de l'autre sexe, tout comme les petits garçons qui se rêvent rois du monde.
Cette revendication d''empowerment', de conquête du pouvoir, s'inscrit dans la tendance féministe radicale universaliste (selon lequel il n'existe pas, outre la différence biologique, de nature ou d'essence féminine : la différence entre les sexes est une construction historico-sociale servant à maintenir un ordre patriarcal).
Il s'agit alors pour les femmes de prendre la place qui leur revient, une place dont elles ont été exclues, en politique, science, leadership religieux etc, et montrer ainsi que les femmes peuvent faire aussi bien que les hommes et qu'elles doivent par conséquent occuper les mêmes fonctions que celles qu'occupent actuellement les hommes.

 

Deborah

La figure biblique de Deborah est une représentation intéressante de ce modèle féministe universaliste.
Outre sa qualité de prophétesse, Déborah occupe deux positions de pouvoir : elle est juge et elle est également une cheffe militaire: elle a donc endossé un rôle tenu habituellement par des hommes, en prouvant qu'une femme pouvait faire (au moins) aussi bien dans ce système qui reste un monde d'hommes. Dans le monde biblique et patriarcal de l'époque de Déborah les juges et les chefs militaires font partie des fonctions de pouvoir les plus élevées. Et étaient donc le fait d'hommes. Une femme qui occupe ces fonctions se voit donc devoir légitimer constamment sa position. Elle doit prouver à chaque moment que ce système crée par et pour des hommes est en fait un système neutre et universel dans lequel les femmes ont autant de place et de talent. Elles doivent ainsi adopter les attitudes et qualités qui permettentde réussir : l'autorité, la puissance etc, qui sont paradoxalement des attributs assez mal vu chez une femme. (Pour faire simple un homme qui affirme sa position d'autorité de sa grave voix virile est un leader, une femme qui fait de même est une bossy hystérique). 

Deborah est critiquée par le Talmud à deux reprises pour avoir parlé avec trop d'orgueil. Rabbi Nahman lui tiendra rigueur de "son arrogance" "en ayant appelé et envoyé Barak sans être allée vers lui" (Meguila 14b). Mais surtout les Sages lui reprocheront (Pessahim 66b) de s'être auto glorifiée dans son (très beau) cantique (Juges 5) et d'en avoir ainsi perdu sa capacité prophétique.
Effectivement Deborah parle soudain d'elle à la troisième personne et dans des termes assez élogieux. Ce qui selon la gemara a donné aux Sages l'impression d'un ego un peu surdimensionné. S'il est courant de mettre en valeur les qualités d'autrui (dans un cantique à l'époque et sur les réseaux sociaux de nos jours), il est assez mal perçu de s'auto-congratuler pour son propre courage et mérites, quand bien même cela serait ce exact. Cela donne à sourire, ce qui n'est évidemment pas l'effet voulu. Ainsi lorsqu'elle chante Juges 5;7 : 
« les villageois ont cessés quand, moi Deborah, je me suis levée, levée telle une mère pour tout Israël ». c'est un peu écrire de nos jours sur Facebook « grâce à moi et à mon courage tel évènement a cessé; je suis une héroïne porteuse d'espoir, je suis une belle sultane, je suis une guerrière, etc, etc etc».

Mais j'aimerais tout de même nuancer la critique des Sages envers Deborah. Nous l'avons vu, elle occupe, dans un système crée par et pour des hommes, des fonctions de pouvoir en général tenues par des hommes. De même qu'à notre époque en politique ou dans d'autres domaines, elle doit donc constamment affirmer et légitimer sa position en redoublant d'efforts et en adoptant les codes du système, des codes masculins. En d'autres termes Deborah pour assurer sa position dans ce contexte n'avait d'autre alternative que de jouer des codes et attributs de ce milieu d'hommes, quitte à tomber dans le danger, - mais était il évitable-, de les surjouer. Il serait difficile de lui en tenir rigueur.

Cette ambivalance s'exprime dans le prénom même de Deborah. Qui signifie à la fois "parole de D.ieu", qui référence à sa qualité de prophétesse, et "abeille". Selon la gemara (Meguila 14b) c'est pour la punir de son orgeuil qu'elle porte le nom d'un frelon, d'un animal nuisible. Mais ils oublient peur être que si elles peut détruire, הרס produit également du miel דבש. En d'autres termes cet animal (dont la structure sociale s'organise dans une société matriarcale autour d'une ...reine!) produit du miel mais pique, est un pharmakon, au sens derridien du terme (référence nottamment au concept de "desconstruction'' souvent repris par ce type de féminisme), elle est le remède et le poison à la fois, ce qui détruit en construisant et inversement. 

Deborah est une figure d'empoworment, elle "prend la justice entre ses mains" (littéralement) pour que cette justice-ci retrouve ses valeurs. C'est une femme indépendante (même financièrement, voir le commentaire de Rachi Juges 4-5), elle représente la forme universaliste du féminisme radical, une femme de tête qui arrive à prouver (et à raison) qu'une femme peut faire aussi bien qu'un homme et accéder aux plus hautes fonctions quand ben même cela serait dans un milieu crée par et pour les hommes. En d'autres termes dans un monde où le pouvoir est aux rois et non aux princes, Deborah s'affirme définitivement comme reine, et non comme princesse.

 

Sarah

Sarah propose un tout autre modèle de féminisme. Quand bien même D.ieu changea son nom, celui-ci signifie encore (ma ou la) "princesse". Elle représente un modèle tendant à ce que l'on qualifie aujourd'hui de différentialiste. Plutôt que d'accéder enfin aux plus hautes positions de pouvoir du système (donc du système masculin) déjà existant duquel les femmes ont longtemps été exclues, le modèle différentialiste propose de valoriser son propre système et ses valeurs sans vouloir le fondre dans le modèle masculin qui s'est érigé en normalité et neutralité mais n'est ni l'une ni l'autre.

C'est à dire non pas à prouver, pour qui en douterait, que les femmes peuvent faire aussi bien que les hommes dans les fonctions qu'ils occupent, mais à remettre en question le système masculin érigé en norme et neutralité, mais qui est un système crée par les hommes pour les hommes.

Par exemple en philosophie de nombreuses femmes de lettres ont écrit des textes pluridisciplinaires brillants mais se situant à la frontière de la philosophie et n'entrant pas dans les critères épistémologiques de la philosophie. On peut alors, ou bien tenter, en forçant un peu, de les faire rentrer dans le canon philosophique déjà établi et immuable. On bien reconsidérer la pertinence et valeur de critères épistémologiques n'étant pas capable d'inclure les œuvres de la moitié de l'humanité.

De la même manière pour aborder un sujet qui me tient à l'âme, je défends l'étude talmudique et la production de contenu par des femmes. Non pas parce que je penserai qu'il n'y a pas de différence entre les sexes mais au contraire en raison même de celle-ci. C'est justement parce qu'hommes et femmes sont différents qu'il est essentiel que les femmes apportent leur point de vue singulier sur une tradition qui leur appartient autant. Les femmes doivent étudier le Talmud et produire du contenu religieux. Elles doivent être présentent dans les étagères du Beit Hamidrash. Pas seulement pour elles, pas seulement parce qu'elles en ont le droit et l'envie ou parce qu'elles peuvent prendre un plaisir personnel à cette étude. Mais pour et au nom de cette tradition, qui perd telement, à ne se baser que sur l'étude masculine. L'étude des talmidei hahamim; aussi riche et plurielle soit elle n'est pas l'étude par défaut, en d'autres termes elle n'est pas neutre. Elle est le point de vue masculin, très riche et intéressant certes mais qui reste (seulement) un point de vue masculin seulement donc exhaustif et limité, non universel.

Si l'on ramène toujours les productions (scientifiques, politiques, religieux, etc) des femmes à leur aspect féminin donc particulariste alors il convient selon le même raisonnement de soustraire aux productions masculines leur apparence neutre et universelle et de rappeler ce caractère sexué. En d'autres termes, ou bien on affirme qu'il n'y a pas de différence entre les sexes et dans ce cas rien n'empêche les femmes d'étudier le Talmud (c'est la position universaliste). Ou alors on affirme que les femmes ont une nature égale mais différente des hommes (une position souvent défendue par les opposants de l'étude des femmes): mais dans ce cas c'est au nom de cette nature différente qu'elles doivent apporter la singularité de leur point de vue sur les textes et c'est au nom de leur différence qu'elles doivent étudier et produire du contenu religieux (la position égalitariste mais différentialiste, que je partage pour ma part).

Lorsqu'une femme s'adonne à une quelconque activité, qu'il s'agisse de politique, de sport ou de philosophie, on la ramène toujours à sa spécificité féminine, de manière consciente ou non. Je ne crois pas que ce soient les hommes qui déterminent les normes, qu'il s'agisse de Talmud, de philosophie, d'histoire etc. 

L'un des (nombreux) problèmes d'utiliser le genre masculin comme genre grammatical neutre est de penser que le masculin est neutre (et pas seulement la réciproque). Or ce n'est pas parce que « les étudiants » désignent grammaticalement les élèves des deux sexes que les étudiants masculins constituent la norme et les étudiants de sexe féminin une spécificité. Mais c'est pourtant l'effet que provoque cette règle grammaticale, du moins si l'on se fie aux études faites à ce sujet. C'est en partie pour cela que nous avons tendance à considérer le point de vue des hommes sur les textes religieux ou littéraires, la science, la politique est un point de vue neutre, le point de vue normal. Alors qu'il s'agit d'un point de vue nor-mâle.

Paradoxalement une femme est toujours rappelée à sa condition de femme, c'est à dire à sa spécificité. Son point de vue intellectuel, n'est jamais considéré comme neutre et asexué. Un colloque politique, interreligieux, social, littéraire, scientifique, etc comportant une totalité d'hommes est présenté comme un colloque. Neutre, normal, sans aucune forme de particularisme. Alors qu'un colloque comportant une totalité ou même une majorité de femmes sera toujours qualifié de féminin, comportant donc une particularité qui n'est pas neutre, qui mérite d'être spécifiée car sortant de ce qui est considéré comme la norme, le masculin.


(J'aimerais bien demander aux hommes qui me lisent d'imaginer quel serait le ressenti si leurs représentants, politiques, religieux, leurs chefs d'entreprise, etc n'étaient presque que des femmes. Si lorsqu'ils voient une affiche représentant les grandes figures de la littérature, de la science, ou les chefs d'États ils ne voyaient que des femmes. Et que les rares fois où des hommes étaient majoritaires on mettait l'accent sur cette "spécificité").

Il existe alors deux deux solutions, pour deux types de féminisme

Première solution : Rendre le féminin aussi neutre que le masculin :
dans notre exemple ce serait affirmer qu'un colloque de femmes est un colloque tout aussi neutre, asexué et normal que l'est une réunion composée seulement d'hommes. On prend pour base les règles du système déjà existant; dominé par les hommes et on y intègre les femmes, en dénonçant à juste titre, toute différence de perception et de description. La règle étant ici que le sexe (masculin) n'est pas précisé et qu'il doit donc en aller de même lorsqu'il s'agit de femmes. C'est la solution du féminisme radical et universaliste qui abolit les différences entre les sexes. Qui intègre les femmes dans le modèle érigé en norme. Qui "neutralise" les femmes. C'est le féminisme de Deborah, juge et cheffe des armées, reine et non princesse.

Deuxième solution : Désuniversaliser, dénormaliser, déneutraliser le masculin : 
c'est à dire particulariser et préciser la spécificité d'un colloque composé d'hommes de la même manière que l'on spécifie et singularise une réunion composée de femmes. Le système masculin est abandonné en tant que seul modèle normatif, et la singularité masculine, jusqu'ici oubliée puisque se confondant avec une neutralité universelle, remise en valeur. C'est la solution proposée par un féminisme égalitariste mais différentialiste qui réaffirme la différence entre les sexes, sans faire prédominer l'un sur l'autre. Le féminisme de Sarah. Qui est un personnage féminin, dont les attributs féminins sont valorisé, mais qui est également une femme forte, au catractère courageux et affiemé et dont les décisions et la prophétie prévalent même sur celles d'Avraham.

Plutôt que de s'intégrer et de se battrre dans un système d'hommes, crée par les hommes pour les homme et dont les valeurs, les métiers, valorisées sont ceux que les homme ont choisi (exemple les chefs militaires) rejeter ce système, refuser d'y jouer un rôle, changer de système. Car dans un système crée par et pour des hommes les femmes sortent perdantes même les gagnantes. Se hisser au premier rang dans un monde d'hommes c'est rester enfermée dans le modèle déjà établi, celui des hommes, et donc paradoxalement rester enfermée dans un regard masculin, un système masculin, régi par des règles qui ne sont pas neutres.

Ici le prénom de Sarah est intéressant car il signifie princesse mais également dirigante, deux clichés en apparence opposés.  L'éthymologie de Sarah incarne alors la possibilité de réconcilier féminité et pouvoir, d'une manière différente, en reconsidérant ce que diriger signifie.
Tant que le pouvoir est associé à des représentations masculines, alors il est opposé à la vision classique de la féminité dans laquelle la douceur voir la faiblesse est valorisée et érotisée. Parce que alors les femmes doivent s'adapter à ce modèle. 
En revanche en reconsidérant la féminité et en reconsidérant la fonction de diriger selon un regard féminin, la femme est associée à la puissance. Non pas une puissance masculine mais une puissance féminine, de même valeur (au moins!) que la force masculine, mais différente. Nous ne pourrons pas ici développer la question mais pour les personnes interesées j'ai réalisé un petit travail universitaire (en anglais) sur cette question Would you say that music is a powerful weapon?.


C'est à mon sens ce genre de puissance qu'incarne Sarah, princesse et dirigeante à la fois, princesse parce que dirigeante et inversement. Ici le mouvement est inverse que celui du pharmakon de l'abeille et de Deborah dans lequel deux concepts se font imploser l'un l'autre dans un mouvement d'opposition permanant. Ici Sarah n'est pas reine, elle est proncesse, sous la reine, mais souveraine, princesse et dirigeante devenant des concepts qui ne se détruisent pas l'un l'autre mais se bâtissent l'un de l'autre, l'un pour l'autre.

 

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