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Frumette à cheveux longs et idées courtes
16 avril 2023

Critique féministe du podcast "Tu ne te tairas point"

Tu ne te tairas point

Au regard de la sensibilité du sujet, la confidentialité du post a d'abord été limitée. Si vous souhaitez réagir à cet article ou m'en faire un retour (je suis toujours heureuse d'en avoir), je vous remercie de d'abord le lire attentivement, et en entier.
J'ai conscience que cela demande d'y consacrer un moment de lecture. (Et je ne vous parle pas du temps investi pour l'écrire!). Mais par respect pour un sujet si délicat, par respect pour le travail des journalistes, et surtout par respect des victimes qui ont vécu des choses que l'on se d'aborder avec attention et sensibilité, cette longueur et ce temps consacré sont je pense nécessaires. Afin de développer une critique argumentée et nuancée, et éviter des raccourcis superficiels, accrocheurs et les avis trop tranchés. (Petit conseil: prenez vous un café👌).

Ce podcast (dont voici le lien:  https://lnk.to/Tunetetairaspoint) est une enquête qui m'a beaucoup touchée pour différentes raisons:
- Je m'intéresse au thème des violences sexuelles depuis de longues années (2015-2016), et c'est le sujet sur lequel je concentre mes posts dans la rédaction du magazine Kol-Elles. Il m'est important de spécifier que je n'ai pas de formation officielle. (Mais il arrive parfois que des victimes de violences sexuelles se tournent vers moi, du fait que j'étudie le sujet depuis longtemps et que j'y sois particulièrement sensible). Je pense d'ailleurs que ce sont ces connaissances qui m'ont protégée au cours de ma vie, de personnages ou de situations dangereuses. C'est pourquoi la vulgarisation est si cruciale.
- J'ai échangé en privé avec plusieurs femmes qui témoignent dans le podcast et elles m'ont parlé de choses qui les y ont gênées. Je connais certaines de ces femmes de près, d'autres de loin. Certaines figurent dans ce podcast et d'autres n'y sont pas. (Mais qu'elles ne témoignent pas ne signifie pas qu'elles ne l'écoutent pas). Je suis également amie d'une victime d'un autre prédateur français, non cité dans ce podcast, mais qui a été parfois comparé à ceux cités ici.

J'ai donc écouté cette enquête journalistique, la première sur ce thème, avec grande attention. Ce travail nécessaire et important permet à la fois de sensibiliser l'opinion publique et il est également un moyen d'obtenir des réponses plus rapides et plus efficaces (voir des réponses tout court) des autorités consistoriales. Les deux journalistes m'ont parues réellement bien intentionnées, et sincères dans leur volonté de dénoncer les violences sexuelles. L'une d'elle est également juive ce qui lui est je crois important pour un tel sujet.
J'ai apprécié leur volonté de montrer que, les violences sexuelles dans la communauté juive de la part de figures d'autorité, ne sont pas histoire de quelques tristes affaires isolées. Mais bien un phénomène systémique, système qui non seulement permet que ce genre de choses arrive, puis les couvre plutôt que de les dénoncer. En d'autres termes qu'il y a là différents et puissants mécanismes de silenciation, bénéficiant donc d'une omerta. Beaucoup de mes amies et connaissances témoignent dans ce podcast et j'ai trouvé très pertinentes leurs analyses du système (en particulier celle de Noémie Issan Benchimol), et la mise en lumière de différentes initiatives de sensibilisation, dont à mon très petit niveau j'essaie de contribuer.
Je reconnais que cette enquête journalistique est un travail compliqué, courageux, délicat, stressant, et qu'il est normal de faire des erreurs, surtout lorsque l'on est relativement nouvelles dans le métier. Cependant lorsqu'il s'agit de traiter des témoignages eux-mêmes, différents points me sont apparus comme vraiment problématiques, au niveau déontologique et au niveau de la rigueur journalistique. Et beaucoup auraient facilement pu (et auraient dû) être évitées.

On pourra m'objecter qu'on attend beaucoup (sous-entend beaucoup trop) de deux jeunes journalistes de bonnes volonté, qui ont le mérite de lever le voile sur un sujet tabou, et de briser une omerta. C'est parfaitement vrai: oui, pour un tel travail, on attend beaucoup. Les violences sexuelles sont une plaie ouverte pour de nombreuses femmes, et un tel sujet demande donc extrême rigueur, expérience et délicatesse. Effectivement peu de personnes peuvent en prendre la responsabilité. D'un chirurgien qui doit effectuer une opération délicate on attend aussi d'être parfaitement formé, car sa responsabilité est telle que chaque micro-mouvement peut causer des dommages irréparables. De même ici, si des journalistes choisissent d'elles mêmes, de traiter un tel sujet, alors au nom du respect des victimes, il est je crois légitime d'attendre de cette enquête, un professionalisme journalistique et un sens éthique exemplaires.
Le ressenti critique que je vais partager n'est pas seulement le mien. J'ai également eu des retours en privé de certaines des victimes qui après écoute ont mal vécu certaines choses, et avec leur accord je parle de certains points. Certaines de ces femmes ont témoigné dans le podcast, d'autres n'ont pas témoigné J'aimerais partager mon analyse et les ressentis de certaines victimes, qui me semblent (au moins) aussi importants que l'enquête qui a été menée.

1. Les victimes ont demandé à ce que l'anonymat du premier rabbin mis en cause soit préservé. Aux dires des journalistes elles-mêmes, c'était la condition pour que certaines femmes acceptent de témoigner. Effectivement au sens stricto sensu la demande a été "respectée", puisque le nom du rabbin n'est pas prononcé. En revanche les journalistes ont tant détaillé son CV et donné d'informations sur sa personne, que n'importe quel inconnu peut savoir de qui il s'agit. À ce stade citer ou pas son nom en est devenu complètement superflu.
Si, comme c'est affirmé dans le podcast, des victimes ont hésité à témoigner et ont accepté de le faire à la seule condition que l'identité de leur agresseur soit cachée, il semble donc problèmatique de dévoiler son identité de manière si claire. Quant à celles qui auraient hésité à parler justement pour cette raison, cela les conforte dans leur choix de s'être tues et de continuer à se taire. Ce qui est quand même un comble pour un podcast intitulé "Tu ne te tairas point".

2. Le podcast a un côté "série Netflix" qui n'est peut être pas le plus approprié pour ce genre de sujet. Par exemple à la fin de "l'épisode 4", les journalistes contactent l'un des rabbins mis en cause, sans imaginer un retour de sa part. Et on apprend /on suppose que, contre toute attente... celui-ci leur aurait répondu ??!! J'utilise cette ponctuation car l'information est sous entendue de manière théâtrale avec un effet de cliffhanger digne des meilleures séries policières.
Effectivement le côté suspense est très réussi, il donne envie d'écouter "l'épisode" suivant, qui sera diffusé une semaine plus tard. Mais pour les victimes (qui témoignent ou non), et pour lesquelles l'écoute du podcast peut être déjà légitimement très éprouvante, il ne s'agit pas d'une série Netflix. Mais bien d'une histoire, la leur, dans laquelle elles sont directement impliquées corps et âme. Il leur est peut-être difficile, d'attendre une semaine pour connaître la suite. (Sans compter que les journalistes ne les ont pas informées qu'elles avaient donné la parole à leur agresseur (!). Les femmes peuvent aussi mal vivre mal vivre que cette affaire, qui leur est si personnelle et si sensible, soit traitée à la manière d'un feuilleton.
De même, certaines victimes qui témoignent ont pu regretter que (je cite l'une d'elles), de leur long témoignage "n'aient été gardées que les parties les plus voyeuristes". Et il peut être très difficile de voir son interview et histoire ainsi coupées pour privilégier les détails les plus à mêmes de retenir l'interêt du public. (Du moins c'est ainsi que cela a été vécu par l'une des femmes qui a eu le courage de témoigner).

3. L'un des membres du Consistoire a été appelé et cet enregistrement téléphonique (dans lequel il panique et ment) a été enregistré et diffusé publiquement, sans que ni sa voix ni son nom ne soient modifiés. En termes d'attrait médiatique cela donne au podcast un effet plus "accrocheur" et sensationnaliste. Mais en termes d'information c'était inutile. Dire simplement que ce responsable communautaire a été contacté et qu'il a nié être au courant des agissements du rabbin mis en cause aurait été parfaitement suffisant. Il n'était absolument pas nécessaire ni de l'enregistrer ni de diffuser publiquement cet appel téléphonique. Ou alors il aurait fallu cacher son nom. Aussi lâche l'attitude de déni de cet homme soit elle, enregistrer et diffuser un type en train de mentir qui perd ses moyens, n'a pas d'intérêt, sauf celui de susciter celui de l'auditoire avec un passage plus voyeuriste. Cet extrait est même repassé une seconde fois, dans le deuxième "épisode bonus".

4, 5, 6 a,b,c,d. Les points les plus important:
4. 📌Le rabbin mis en cause a été interviewé par les journalistes et témoigne de sa version des faits. C'est problématique, autant sur le principe que sur l'effet produit. Il dément, bien sûr, toute violence physique ou mentale. Si sa version a légitimement sa place en justice, elle ne devrait pas figurer dans un podcast qui se positionne en faveur des victimes, à côté du témoignage des victimes, qui peuvent le vivre comme un "parole contre parole" (c'est d'ailleurs le terme employé en privé par l'une d'elles).
Ce podcast n'est pas un lieu judiciaire dans lequel les mis en cause ont (heureusement) droit de réponse et de présenter leur version. Ce podcast est sensé être un lieu de sécurité et de libération de la parole de femmes qui, les journalistes elles-mêmes l'affirment, ont déjà eu beaucoup de difficultés et d'appréhensions légitimes à raconter ce qu'elles ont vécu.
On pourrait ici me répondre qu'informer le mis en cause de ce travail qui le concerne et lui laisser possibilité de présenter sa version est un droit légal et éthique. Que quand bien même les victimes redoutent légitimement que cela se produise, les journalistes sont contraintes de le lui proposer. Or justement ici les journalistes ne se sont pas contentées de le lui proposer, pour s'acquitter moralement et légalement de cette obligation. Elles reconnaissent qu'elles ont relancé plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il accepte de les rencontrer en off. Et qu'elles ont de nouveau insisté pour qu'il accepte d'être enregistré.
Pour reprendre les mots de l'une des victimes qui m'a écrit en privé suite à cela, quand des femmes ayant subi des viol-ences essaient de s'exprimer sur ce qu'elles ont subi, et que derrière on donne derrière la parole à leur agresseur (dont l'arme est justement la parole et, qui est connu pour être capable de faire croire n'importe quoi à n'importe qui, et de jouer avec l'opinion publique), ce n'est pas un droit de réponse.
Et quand bien même la version de l'agresseur serait présentée, il aurait été parfaitement possible (et certainement beaucoup plus adapté) de raconter, sans lui donner la parole, qu'une rencontre a eu lieu les journalistes et lui, et qu'il nié ceci, ou reconnu cela. D'ailleurs c'était au départ la demande du rabbin lui-même: rencontrer les journalistes mais seulement "en off". Elles racontent qu'elles ont malgré tout prévu des micros, dans l'espoir de pouvoir l'enregistrer, et elles ont réussi à le faire changer d'avis.
En d'autres termes, même si nous l'aurions souhaité (pour apaiser notre dissonance face à un podcast que nous soutenons sur le principe mais qui nous met mal à l'aise en l'écoutant) on ne peut malheureusement pas dire qu'elles auraient contacté le mis en cause simplement pour s'acquitter de leur éthique journalistique à donner droit de réponse au contradictoire. Ici ce choix de faire témoigner l'agresseur, vient d'une volonté parfaitement assumée de la part des journalistes, qui ont insisté auprès du rabbin pour qu'il participe.
Si lui donner autant de parole (et de légitimité potentielle) est effectivement beaucoup plus accrocheur et "rentable" en termes d'attrait médiatique, cela reste très problématique sur le plan éthique.
Sachant aussi qu'elles disent que c'était la toute première fois qu'elles pratiquaient cet exercice de rencontrer un mis en cause, il aura été préférable de faire effectivement cette rencontre "en off". Et aussi de s'entourer de psychologues et de spécialistes de violences sexuelles, pas seulement d'avocats. Il convient autant de se soucier d'être légalement inattaquable que de traiter d'un tel sujet avec grandes sensibilité et professionnalisme.

5.📌 Les journalistes n'ont pas informé (!) les femmes qui témoignent que la parole avait été donnée à l'homme qui les a violentées, et qu'il a présenté sa propre version des faits dans un podcast censé libérer leur parole, à elles. L'apprendre lorsque c'est déjà trop tard, lors de la diffusion, peut être un choc, voir être vécu par les victimes comme une trahison. Cela génère également beaucoup d'anxiété. D'autant plus que le podcast (éoisode 4) qui donne cette information coupe à ce moment (afin de ménager son suspense) et le contenu de l'interview du rabbin ne sera dévoilé qu'une semaine plus tard. Rappelons que ce sont des femmes à qui ont été imposés des actes sexuels, des femmes dont le consentement n'a pas été respecté (c'est justement le sujet du podcast). Il paraît encore plus impératif de ne pas imposer à ces personnes quelque chose sans les en informer, et encore moins quelque chose d'aussi difficile que la version de leur agresseur.
Si les victimes avaient été prévenues que la parole avait été donnée au rabbin, si elles avaient su qu'il avait pu, tout comme elles, présenter sa version des faits, nous pouvons imaginer qu'elles auraient légitimement pu vouloir revenir sur leur décision antérieure de témoigner.
Sachant que sur toutes les nombreuses femmes victimes de ce rabbin, seulement 2 ont accepté de participer au travail des journalistes (ce qui est très peu par rapport à leur nombre total), il aurait été très problématique pour la production que l'une des victimes, voir les deux, se retire du projet: Les journalistes auraient alors eu à choisir entre le récit des femmes (qu'elles ont mis des mois à convaincre de parler publiquement), et entre le témoignage (inespéré) du rabbin, recueilli à un moment où l'enregistrement des interview aurait déjà dû être clos. En n'informant pas les victimes de cet élément si anxiogène, ce choix journalistique leur a été évité.
Néanmoins il paraît éthiquement indispensable que les femmes qui ont l'immense courage de parler soient en possession de toutes les données, avant que leur témoignage ne soit définitivement rendu public. (Et encore davantage pour un élément aussi crucial).

6a.📌 Le rabbin accusé de diverses violences sexuelles "réussit" à mon sens son intervention médiatique. Il préfère être vu (et se voir lui même) comment un Don Juan charismatique bien que moralement répréhensile plutôt que comme un violeur. Dans le podcast il arrive à présenter sa propre (dans les deux sens du terme) version des faits, une version dans laquelle il se montre être un homme complexe, intelligent, attachant, et ayant somme toute un côté "humain". Par exemple comme souligné dans le podcast, il est parfaitement au fait de la culture du viol et de ses mécanismes (un peu plus et il donnerait presque l'impression de citer mot pour mot, ceux que j'utilise dans certains posts sur le sujet) et il utilise ses connaissances en la matière pour jouer jusqu'au bout son rôle de "religieux progressiste". Ceci est d'ailleurs bien relevé par les journalistes.
Cette intervention du rabbin joue malgré tout en sa faveur. Les gens aux faits de la culture du viol peuvent je l'espère identifier la manipulation. (Bien qu'une amie féministe me racontait que sa première réaction inconsciente fût de se dire "woo il parle bien quand même", avant de se corriger). Mais une personne lambda, peu au fait des combats féministes, qui écouterait le podcast, peut trouver que le discours du rabbin se tient, est attachant, et il peut même s'y identifier.
Cela même lorsque l'on est au averti et du côté des victimes et même après des personnes en train de réaliser ce travail d'enquête. En témoigne, le changement de sémantique des journalistes elles-mêmes, entre le début et la fin du cinquième podcast:
Au début de l'épisode elles racontent que, le rabbin a voulu se déplacer lui même pour les rencontrer à leur bureau au coeur de Paris, et du fait que ce jour là, l'asenseur était en panne, il a monté les escaliers jusqu'au cinquième étage et "arrive un peu essoufflé". (A mon sens ce sont là des détails, non seulement dénués d'intérêt, mais qui n'ont pas leur place ici : car cela convoque instinctivement une réaction d'empathie et d'identification inconscientes envers la personne qui monte à pied). Malgré tout, au début et milieu de l'entretien avec le rabbin, les journalistes arrivent avec brio à recontextualiser les paroles du rabbin, en les mettant en perspective de ce qu'elles savent sur lui ou des mécanismes de la culture du viol. (Ceci est absolument nécessaire).
Le changement de sémantique (et l'effet qui en résulte) se fait petit à petit, le long de l'entretien, et d'une manière dont les journalistes n'ont de toute évidence, pas conscience elles-mêmes. À la fin du même épisode, elles quittent le rabbin et racontent leur ressenti de cet entretien. Je cite un passage (accompagné d'un fond sonore à tonalité dramatique) de l'épisode 5, à partir de 13min46 :
« Je me suis rendue compte que cette rencontre, elle m'avait bouleversée. Ça faisait des mois qu'on enquêtait sur cet homme, et que forcément pour mener notre travail, il fallait exclure au maximum le côté humain du Rabbin n°1. Alors c'est vrai que se retrouver dans la même pièce que lui, avec toutes les complexités, toutes les nuances du personnage, ça m'a forcée à voir une facette de lui que j'envisageais pas forcément: Celle d'un mec tout essoufflé, qui est arrivé au cinquième étage de notre bureau, pour tenter de s'expliquer. »
(Notez au passage le rabbin prédateur est passé de "un peu essoufflé", à "tout essoufflé" (sans même n'avoir gravi de marche supplémentaire entre temps). Et qu'il est, pour la première fois, appelé "un mec". (On aurait presque envie d'ajouter "un mec bien"). Mec, un qualificatif neutre et familier (dans le meilleur des cas), voire une appellation qui facilite le sentiment de proximité et d'identification, sentiment renforcé par la suite de la phrase "arrivé à notre bureau pour tenter de s'expliquer").
Et tout ça, pour 5 malheureux étages que le pauvre homme a monté à pied... 💔🎻(Pensée émue à celles et ceux qui font Shabat et habitent à au 5ème et plus, et dont le mérite n'est jamais souligné publiquement dans un podcast! ).

6b📌Pour toute personne étudiant les violences sexuelles (ou ayant lu "La banalité du mal" de Hannah Arendt) il est évident que les agresseurs ne ressemblent en rien aux monstres insensibles qu'on aimerait qu'ils incarnent. Ce sont comme tout à chacun des êtres complexes, et ils ont (celui-ci encore plus que les autres) bien évidemment un côté profondément banal, humain, parfois très attachant, dont ils savent parfaitement jouer, autant avec leurs victimes que dans l'opinion publique. Il ne fallait donc pas "pour bien mener leur travail, exclure au maximum le côté humain du rabbin" . Mais au contraire le prendre en compte, ne jamais l'oublier, quand bien même il nous serait plus agréable de séparer binairement les gentils et les méchants.
Ce "côté humain" de l'agresseur, son capital sympathie, cette facette que la journaliste "n'envisageait pas forcément" avait été pourtant bien rappelée par les victimes et les personnes qui ont côtoyé le rabbin. Il fallait non seulement forcément l'envisager, mais l'avoir constamment en tête.
Mais surtout la banalité du mal (j'ai failli écrire "mâle" mais ç'eût été trop facile) est sensé être la base, le postulat de départ, lorsque l'on étudie le sujet des violences sexuelles. Et non pas une surprise que les journalistes nous font partager en toute candeur, et qui nous émeuvrait presque.
Rappelons que si elles réagissent spontanément, elles sont et restent évidemment du côté des victimes. Mais ce changement de ton et de sémantique entre le début et la fin de l'épisode de la part des journalistes elles-mêmes, et justement du fait qu'elles n'ont même pas conscience de ce changement... témoigne de la réussite de l'agresseur à utiliser son talent oratoire et influencer l'opinion des gens, même des plus avertis.

6c📌Outre l'attrait narcissique de parler de sa personne et d'être encore une fois sous les projecteurs, le but stratégique de ce rabbin était de saisir cette dernière occasion de prise de parole (exercice que les journalistes savent qu'il maîtrise parfaitement) qui lui a été gracieusement offerte sur un plateau. Et de par son témoignage, présenter à l'opinion publique une version plus complexe et moins à charge des faits qui lui sont reprochés, en utilisant son talent oratoire et son intelligence et sensibilité sociales maintes fois soulignées par les victimes et témoins. Ce qu'il réussit puisque la finesse de sa compréhension des rapports humains fait partie de son talent de manipulation.
Il n'imaginait peut-être pas (ou peut-être que si justement? ) qu'il bénéficierait en "bonus", de la réaction spontanée des journalistes "bouleversées par cette rencontre" avec un homme dont elles avaient disent elles "jusqu'alors occulté au maximum le côté humain". Il va sans dire que ce type de réactions est du pain béni non seulement pour l'agresseur lui même; mais influence également toutes les personnes qui pour différentes raisons auraient du mal à croire à sa culpabilité et qui comme beaucoup, ne sont pas au fait des mécanismes de la culture du viol. (Une copine féministe avec qui j'ai échangé me dit, riant jaune, que le podcast est peut-être, "financé par le rabbin qui a trouvé une super opportunité pour sauver sa peau et redorer son image". Au delà de la triste mais si vraie boutade, il est probable qu'il ait accepté d'y participer car il a jugé qu'il allait y gagner :
J'imagine que non seulement le rabbin s'était en amont renseigné sur les journalistes (leur ancienneté dans la profession, leur manière de travailler, etc), mais qu'au fil des mails qu'elles lui ont envoyé il a pu cerner leur mode de fonctionnement. C'est peut être pour cela qu'il change d'avis et qu'il accepte de les rencontrer. Au départ "en off" (sans être enregistré) afin de mieux se faire une idée, selon les personnes qu'il rencontrera et leurs réactions, de ce qu'il a à gagner ou perdre. Et une fois en face d'elles, il a finalement évalué qu'en termes de coûts-bénéfices, non seulement il n'était pas tant en danger, mais qu'il avait même à y gagner en utilisant sa parole publiquement. (Alors qu'il aurait très bien pu choisir de rester en off). En d'autres termes c'est un jeu d'échec : elles pensent avoir "gagné" son témoignage inespéré ... sans voir qu'il accepte car il estime (à raison?) qu'il a encore plus à y gagner que les journalistes). Ce faisant il reprend la main: Par exemple, de lui-même il leur fournit une "lettre d'excuses" qu'il a envoyé à l'une de ses victimes. C'est un document précieux et inespéré pour les journalistes et qu'elles vont évidemment citer (ce qui est le but du rabbin en leur fournissant ce papier). En d'autres termes il reprend une partie de contrôle, pas seulement sur ce qu'il dit, mais aussi sur une partie de ce qui va être dit de lui.

6d📌Le problème est que les conséquences de ce traitement médiatique sont bien concrètes :
par exemple la réaction d'un "ami" de l'une des femmes victimes, après avoir écouté le podcast du témoignage du rabbin, a eu une réaction beaucoup plus mitigée et ambiguë que l'attitude de soutien qu'il aurait dû avoir envers son amie qui a eu le courage de se confier à lui. Or on sait combien il est vital pour les victimes d'être crues et soutenues.
Si le sujet avait été traité différemment il est possible que cette victime aurait pu avoir un meilleur soutien de son ami plutôt que ses doutes.
Il ne s'agit nullement de remettre en cause les bonnes intentions des journalistes, que je crois sincèrement bienveillantes envers les victimes. Mais de pointer un manque de formation quant aux fondements et mécanismes de la culture du viol et en particulier dans son traitement médiatique qui fait que malgré elle, on ressent l'effet que ce rabbin a eu sur elles en une seule rencontre, et ce malgré tout ce qu'elles savent de lui.
Ce podcast va également être entendu par des gens n'ayant pas forcément de connaissances sur la culture du viol et ses mécanismes. Et par des gens qui, pour toutes sortes de raisons, préférent croire à l'innocence du rabbin quant aux violences dont il est accusé. Or celui-ci lui maîtrise parfaitement les codes du milieu progressiste, intellectuel et féministe et il connaît également très bien la culture du viol. On attend donc des journalistes qu'elles maîtrisent ces codes au moins autant (pour ne pas dire davantage) que lui. Et non qu'elles nous partagent leur découverte émue qu'un agresseur est un homme comme les autres et ne ressemble pas un "un homme des ténèbres" (je cite ici les mots du rabbin, qui arrive à retourner et utiliser à son propre avantage ce qui devrait être un postulat de base).
Le seul point positif (au sens ashkénaze du terme c'est à dire très relativement) est que cet épisode aura peu d'impact car publié... le jour de veille de Pessa'h. (Qui est peut-être la pire date de l'année en terme d'audience au sein de la communauté juive). De ce fait seules les personnes s'interessant vraiment à ce sujet vont se souvenir de retourner l'écouter après avoir enchaîné 2 jours de fête et un shabat). 

7. Un "problème de vocabulaire":
Les violences faites aux femmes prennent également racine dans la sémantique. C'est pourquoi le monde féministe qui se spécialise dans les violences sexuelles se bat pour la disparition d'un type de vocabulaire dans les médias au profit des termes adéquats qui nomment les choses. Par exemple pour ne plus parler de "crimes passionnels" mais de "féminicides". De même que "dérapage", "mains balladeuses", "erreur de jeunesse", etc, les termes euphémisants sont problématiques.
Les journalistes ont l'air au fait de ce point, puisqu'elles soulignent à juste titre que, je cite: "qualifier de potentielles violences sexuelles d'affaires de moeurs c'est volontairement vague, un peu désuet et franchement assez déconnecté de la réalité posture MeeToo. En ne prenant pas en compte le ressenti de ces femmes il (le rabbin) banalise complètement ce qui lui est reproché".
Cependant elles utilisent les termes "d'abus sexuels" et surtout "attouchements" pour parler de délits voir de crimes. Comme vous le ressentez certainement vous même en lisant ces mots, parler "d'attouchements" plutôt que "d'agression sexuelle" (qui est le terme juridique correspondant) ne produit psychologiquement pas le même effet.
Et c'est la raison pour laquelle le rabbin mis en cause les utilise dans son témoignage. Il reconnaît effectivement commis des actes à caractère sexuel mais il s'agit selon lui d'un "problème de vocabulaire" (et c'est certainement pourquoi pour qualifier ce qui lui est reproché, il utilise les termes "contacts physiques non consentis" plutôt que "agression sexuelle"). Effectivement on peut lui reconnaître de mettre ironiquement le doigt sur l'importance cruciale du vocabulaire dans ces affaires.l
Que les journalistes aussi reprennent son terme "d'attouchements non consentis" plutôt qu'agression sexuelle, qui est le terme exact au regard de la loi, est non seulement problématique en soi pour les raisons développées, mais témoigne également d'un manque de connaissances sur l'importance du vocabulaire à utiliser quant au traitement sémantique des violences sexuelles dans les médias. (Voir à ce sujet le chapitre 4 du livre "Défaire les violences sexistes dans les médias" par Rose Lamy).

8. Le titre choisi, "Tu ne te tairas point". Là encore il ne s'agit pas ici de ma critique, mais de celle de l'une des victimes qui a témoigné dans le podcast, et que j'ai trouvé extrêmement pertinente.
Elle explique qu'une victime qui entend ce titre, a de grandes chances de le vivre (ce fût son cas) comme une injonction personnelle à dénoncer les violences qu'elle a pu subir, alors que cette parole à déjà tant de mal à être entendue. (Injonction qu'une victime subit déjà quotidiennement, lorsqu'on la somme de porter plainte).
Bien évidemment le titre ne vise pas les victimes. Il a été choisi par les journalistes dans un tout autre sens, comme une injonction faite au Consistoire de ne pas passer sous silence les délits voir les crimes de certains de ses représentants.
Il n'empêche que lorsque l'on fait un travail sur les violences sexuelles il paraît essentiel de prendre en compte le fait que l'interprétation par les victimes de ce "Tu" impersonnel comme une injonction personnelle, serait une interprétation très probable ... et douloureuse. Ici être conseillé par des psychologues et des spécialistes n'aurait pas été de trop. On aurait aussi pu envisager qu'elles demandent leur avis aux premières concernées. D'ailleurs dans les médias israéliens le titre a été traduit par לא תשתקי, au féminin donc, c'est à dire une injonction qui s'adresserait seulement... aux victimes. Et cela bien que la chaîne ait préalablement échangé avec l'une des journalistes. Celle-ci avait donc eu l'occasion (et ne l'a pas saisie) de corriger cette traduction en pluriel ou en masculin même "générique" לא תשתוק/ו, et en rappelant que cette injonction ne vise certainement pas les victimes.
Un autre titre, qui pointerait directement les violences et les injustices, eût été plus approprié. (Par exemple, "De rabbin prédateur tu n'engageras pas", titre qui aurait eu le mérite de ne pas laisser d'ambiguïté. Ou mieux encore: "Tu ne violeras point"). Un tel titre, qui s'adresserait directement aux auteurs de violences, aurait également été l'occasion d'une révolution positive en termes d'usages sémantiques: Nous sommes dans une société où l'on protège les petites filles (de "qui" se protéger, cela n'est jamais dit) plutôt que d'éduquer les petits garçons, oui les votres aussi! , à ne pas devenir des agresseurs). La conséquence est que l'on connaît tous et toutes au moins une amie qui a été agressée où violée, mais personne ne connaît de violeur. Au pire des cas ce sont des hommes qui, allez "ont un peu dérapé mais je le connais c'est un type bien c'est pas un méchant".
Les médias reproduisent ce schéma où les femmes sont victimes mais les hommes ne sont jamais le "sujet" d'une phrase qui traite de leurs actes. Lorsqu'il s'agit de violences sexuelles les médias utilisent rarement la forme active pour parler des actes commis par des hommes. (Par exemple les journaux ne titrent jamais "Un homme viole une femme" mais plutôt "une femme a été violée", voir pire "s'est faite violer".
Et il est encore moins d'usage de s'adresser directement aux hommes de manière injonctive sur ces violences. (Un titre comme "Tu ne violeras point" aurait pu être l'occasion de le faire pour la première fois).
Ici le titre retenu, "Tu ne te tairas point" garde un "Tu" impersonnel et injonctif qui peut donc s'adresser à tout le monde (victimes inclues) ... sauf aux hommes ayant comis les actes qu'il ne faut pas taire.
(Là encore la lecture de l'ouvrage cité plus haut et qui étudie ce phénomène et ses conséquences, aurait pu éviter cet écueil),

9. À l'exception de Janine Elkouby, les différents membres du groupe "Nous pour Elles" ne sont pas interviewés ni même cités. D'ailleurs Janine Elkouby se concentre surtout sur le sujet (certes extrêmement important) des mécanismes de silenciation propres à la communauté juive.
Or ce qui a permis la sortie définitive de ce prédateur du système, ce ne sont pas comme dit dans le podcast les publications sur les réseaux sociaux (qui ont par contre eu le grand mérite d'être l'élément déclencheur et de permettre à différentes femmes de se reconnaître comme victimes de cet homme) que l'immense travail des membres du groupe "Nous avec Elles" et leurs interventions après des autorités consistoriales. (Sans compter le grand soutien apporté aux victimes). Sans ce groupe le rabbin aurait pu encore être déplacé et couvert par les autorités consistoriales, et ce malgré les dénonciations ou les publications anciennes ou récentes des victimes.
Les membres de Nous Avec Elles ont, pendant plus de 2 ans, eu à coeur de parler avec respect et bienveillance dans divers médias pour sensibiliser l'opinion publique à cette histoire et à ce tabou communautaire. (Leurs témoignages auraient eu je crois grand intérêt, bien plus grand intérêt que la découverte émue par les journalistes que tout compte fait l'agresseur ne ressemble pas à un monstre). Les membres deux "Nous avec Elles" avaient par exemple lancé une cagnotte pour aider l'une des victimes dans son processus de reconstruction et ils étaient intervenus dans les médias.
Nous nous serions donc attendu, non seulement à des témoignages de leurs différents membres, mais également à entendre des extraits de leurs différentes vidéos et posts sur le sujet (qu'il s'agisse de Qualita, de Kan, etc.). À l'exception de Janine Elkouby, l'absence totale des noms de la plupart des personnes qui furent à l'initiative puis le centre de cette histoire, est une question qui peut laisser imaginer l'existence d'un désaccord avec les journalistes. Et d'un désaccord assez important pour qu'aucun des membres de cette association n'ait réagi ou même partagé le résultat de cette enquête journalistique qui aurait normalement suscité leur enthousiasme et soutien public.
Notons aussi que d'autres personnes très actives sur les réseaux et habituellement partisanes à donner le plus de visibilité possible à ce genre de travail (dont certaines témoignent même dans le podcast pour apporter leur analyse) ne l'ont pas partagé non plus.
L'absence d'explication sur ces points soulève l'existence d'un problème potentiel, ce qui n'oeuvre pas en faveur d'une totale confiance en ce travail, en particulier pour les personnes qui auraient hésité à témoigner.

10. Dans ce podcast certains intervenants apportent des informations (à charge contre les mis en cause) qui leur auraient été confiées en privé puis niées. Il n'est pas certain que la totalité des détails de ces informations soit entièrement exacte. Et ce indépendamment de la sincérité des interlocuteurs respectifs: Ces éléments ont été entendus d'autres personnes qui les ont elles mêmes entendus, voir mal compriss, d'autres personnes. Et également car les sources premières ont également leurs propres intérêts à défendre en interne et ne sont pas forcément fiables.
Diffuser publiquement des informations qui n'ont pas été parfaitement vérifiées et qui sont (je le pense) possiblement éronnées a deux conséquences.
Premièrement affaiblir le crédit donné aux autres éléments. S'il était prouvé que certains points de détails sont inexacts alors cette erreur de traitement hâtif de l'information pourrait être utilisé pour remettre en cause la véracité d'autres points.
Et ensuite cela peut de nouveau donner la désagréable impression aux victimes (qui sont à juste titre extrêmement sensibles à tout ce qui touche de près ou de loin cette histoire) que cette affaire est traitée avec moins de rigueur que ce que la gravité de son sujet devrait convoquer.

11. Notons enfin que dans le premier "épisode bonus", les journalistes parlent de cet équilibre difficile à trouver sur certaines questions que je soulève. Elles parlent notament de la manière dont elles gagnent la confiance des victimes afin d'arriver à recueillir leur témoignage, grâce à la charte du "Global investigative journalism network" : il y a je cite: "une phase de contact et d'approche puis une phase de distanciation". On comprend bien sûr ce que cela signifie pour des journalistes ( il est d'ailleurs question de la difficulté de savoir gérer cette question dans la relation avec les victimes). Mais pour les victimes qui écouteraient ceci, l'utilisation de ce champ lexical peut, appeller le "grooming" de leur agresseur, et prendre une connotation émotionnelle de chasseur qui guette sa proie en leur rappelant les étapes de contact via les réseaux sociaux puis d'approche, puis de mise en confiance. Cette maladresse journalistique est un détail (relativement au reste), mais peut-être aurait il été utile de se concerter avec des psychologues et des spécialistes de VSS, pour éviter aux victimes tout ce qui est susceptible de leur causer une souffrance supplémentaire.

12. Un dernier point. Dans plusieurs épisodes les journalistes comparent leurs affaires avec celle de Haïm Walder. À plusieurs reprises elles parlent Ade tort de ce dernier comme un rabbin (le troisième journaliste également). Or la barbiche ne fait pas le rabbin (dans tous les sens du terme): Haïm Walder n'était pas rabbin mais thérapeute, et auteur de livres pour enfants. De plus elles pensent "que le fait que l'un des journalistes (qui a mis en lumière l'affaire Walder) fait partie du milieu juif très pratiquant et que ce soit un rabbin du milieu ultra-orthodoxe qui a fait en sorte que l'affaire Walder sorte, a applani les angles". Or la communauté israélienne a des codes différentes de la communauté juive française. Et comme c'est souvent le cas lorsque des journalistes français essaient d'analyser une société dont de toute évidence ils ne connaissent pas les codes, cette analyse est inexacte. La communauté orthodoxe israélienne est plurielle, et beaucoup plus hétérogène qu'en France. L'omerta autour de Walder vient aussi du fait que, quand bien même ils porteraient une kippa, ni les journalistes de Haaretz (journal laïque de gauche) ni le Rav Eliahou, n'étaient reconnus par le monde haredi autour de Rav Edelstein (voir à ce sujet le développement de Noémie Issan Benchimol sur Akadem).
Là encore peut-être aurait il été préférable de traiter l'histoire sur laquelle elles enquêtent avec rigueur et de s'abstenir de l'analyse inexacte d'autres affaires pour lesquelles on ne possède pas les outils culturels pour parler. Ceci aussi est un détail négligeable, en comparaison du reste, mais je pense que le souci d'exactitude est important pour de tels sujets, car témoigne du respect accordé à ces problématiques complexes.

Je suis consciente que mon retour sur ce podcast est susceptible de créer une dissonance chez les personnes qui le lisent (je m'inclus), puisque ma critique met en lumière des problèmes au sein d'un long travail positif destiné à casser l'omerta autour des violences sexuelles et qui a été effectué par deux journalistes ayant travaillé dur et ayant sincèrement le souci d'aider les victimes.
Il me semblait toutefois nécessaire de nuancer certains points, et de le faire de manière renseignée et argumentée. En particulier lorsqu'il s'agit également du retour de certaines des victimes, dont j'ai aussi partagé ici les mots (avec leur autorisation). Car ce sont elles les premières concernées et que leur avis sur le podcast est je crois, primordial. (Ce n'est pas exhaustif et aux dires des journalistes d'autres victimes leur ont fait un retour très positif, et tant mieux pour elles).

Si j'ai pu faire cette analyse et à pointer ce qui me semble être factuellement problématique, (malgré les excellentes intentions des journalistes), c'est car je m'interesse depuis de longues années à ce sujet. Il est parfaitement normal que des journalistes n'aient pas des connaissances exhaustives sur tous les différents sujets sur lesquels elles travaillent.
En revanche, justement du fait même qu'elles ne sont pas nécessairement formées à la question, il aurait été je pense nécessaire de se faire accompagner, pas seulement par des avocats (pour comme elles le disent, être sûres d'être légalement innataquables) mais aussi par des psychologues et des spécialistes de violences sexuelles, pour éviter certains écueils importants, encore plus lorsque l'on traite d'un sujet aussi délicat. Et encore davantage lorsque l'on est relativement nouvelles dans la profession. (Je rappelle que c'est la toute première fois qu'elles faisaient témoigner un mis en cause).
Sans non plus demander à des journalistes de devenir des expertes sur chaque phénomène de société traité, peut-être aurait il aussi être positif de se former davantage. Par exemple la lecture de certains ouvrages, dont le livre de Rose Lamy "Défaire le discours sexiste dans les médias", que j'ai cité plusieurs fois qui est un ouvrage connu dans la sphère féministe, traite très exactement de ces questions journalistiques, eût été je crois un apport nécessaire dans un tel travail.

Mais plus encore j'élargirai cette question et je m'interroge si ce format documentaire ou de podcast est adéquat pour traiter de ce sujet délicat, et ce au delà de l'ancienneté ou des connaissances des personnes en charge du travail journalistique.
En effet un travail médiatique qui traite de sujets sensibles doit jongler entre des intérêts contraires:
En tant que journalistes l'information est partagée de manière à susciter au maximum l'interet, et ce particulièrement à notre époque où tout va très vite, où l'information est multiple, continue, et sur investir les capacités d'écoute et de concentration. Chaque média doit réfléchir sur la manière de capter puis de garder l'interêt d'un pulic dont l'attention est constamment sursollicitée par une multitude d'informations. Et un travail journalistique est coûteux: en termes de temps, de déplacements, d'argent. Il s'agit comme dans tout travail que l'investissement soit rentabilisé.
Or pour certains sujets particulièrement sensibles il ne s'agit pas seulement de respecter les limites éthiques et juridiques, en ne partageant que ce qui est "légal". Les journalistes se sont assurées d'être dans la limite (parfois très fine) de ce qu'elles ont le droit de diffuser. Par exemple c'est la différence entre ne pas dire le nom de l'agresseur pour respecter la loi ou la demande des victimes, mais donner tellement de détails sur lui que citer son nom en devient inutile).
Ici il s'agit de faire preuve d'une délicatesse et d'une déontologie qui justement va au delà des limites légales... et qui souvent vont donc à l'encontre de leur premier intérêt, utiliser différents moyens pour provoquer le plus d'intérêt et donc de visibilité possibles.
Par exemple dans un podcast qui fait témoigner des victimes de violences sexuelles il serait plus que souhaitable ne pas donner la parole à leur agresseur (ni d'insister pour cela), quand bien même ce serait plus accrocheur. Et si on le fait tout de même, alors il est évident que l'on doive d'abord en informer les victimes, déjà pour leur éviter ce choc, mais aussi pour respecter leur hypothétique et légitime changement d'avis, quand bien même il aurait pour conséquence de perdre un témoignage précieux sur lequel on comptait. Mais plus encore, sensibilité signifie également délicatesse et surtout, retenue.
Lorsque l'on a comme tout métier des comptes à rendre à ses supérieurs, à sa production, des quotas à respecter que sais je, et encore plus lorsque l'on débute dans le métier, que l'on souhaite faire ses preuves, il peut être difficile de savoir trouver l'équilibre entre ces deux intérêts antagonistes. Ceci est compréhensible.
Je donnerai un autre exemple, celui du traitement des attentats. Il arrive que les médias diffusent le nom des personnes décédées avant même que les familles aient été informées. De même pour les images de l'attentat lui même, où bien pour les images des familles en deuil en proie à la détresse la plus totale et aggripant la dépouille de leur défunt, ces images ne me semblent ni nécessaires ni respectueuses.. Pourtant ce sont celles-ci qui "marchent", qui font le buzz et qui font marcher donc vivre le média qui les partage. En d'autres termes chaque société médiatique doit bien vivre, et est confrontée à une réalité où il est nécessaire d'être le plus voyeuriste et sensationnaliste possible. Aussi fortes soient leurs convictions éthiques de départ, c'est une réalité qu'ils doivent prendre en compte et ... qui façonnent de manière inconsciente (dans le meilleur des cas) la manière d'aborder et de traiter l'information.
Je me demande donc si ce format est adéquat pour traiter de tels sujets et des alternatives qui peuvent être mises en place.

Pour conclure je crois que ce travail était extrêmement délicat, il demandait de trouver un équilibre très fin entre différents paramètres parfois antagonistes, et il est je crois nécessaire d'être le plus préparé possible (et accompagné) dans cet exercice. Je pense que les deux journalistes qui ont effectué ce travail sont sincères et bien intentionnées, qu'elles sont réellement du côté des victimes et ont à cœur de libérer leur parole. Mais que pour des paramètres qui tiennent à la fois à leur métier mais aussi à un manque d'expérience et de formation quant aux violences sexuelles elle commettent des erreurs. C'est normal cela ne peut pas être parfait.
Mais au regard du respect des victimes je pense que l'on était en droit d'attendre bien davantage de rigueur et de sensibilité éthique dans ce travail. Certaines de ces erreurs auraient pu être si facilement évitées, elles auraient dû l'être. Et s'il est toujours possible de faire mieux ou différemment une prochaine fois, pour cette affaire malheureusement c'est trop tard, les conséquences sont bien concrètes, et ce sont les victimes elles-mêmes qui en paient le plus lourd prix.

Edit: Merci à toutes les personnes qui m'ont écrit un retour sous le post ou en privé. Cela me touche et c'est d'autant plus important pour moi que j'ai hésité à le publier. J'étais mal à l'aise d'émettre des critiques envers un podcast qui au départ vient de "mon camp" et que tout le monde avait l'air de trouver parfait. J'avais l'impression d'être la seule à être dérangée. Mais en échangeant avec plusieurs d'entre vous je me rends compte que beaucoup ont éprouvé le même malaise

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