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Frumette à cheveux longs et idées courtes
12 octobre 2023

Deux hommes acquis en un mot




"Or, l'homme (Adam) connut Ève (Hava), sa femme. Elle conçut et enfanta Caïn, et dit: " ‘קניתי איש את ה" "J'ai acquis un homme avec/de D.ieu." (Bereshit, 4,1) Il s'agit là de la toute première naissance de l'Histoire ! Que cherchait à exprimer Hava à ce moment si particulier ? 

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J'avais préparé ce post la semaine dernière afin de le publier pour ce shabat Berechit. Puis la guerre à commencé. Je n'avais plus le coeur à partager ou à parler d'autre chose. Pilpouler sur la parasha et parler Torah m'apparaissait innaproprié en ce moment où nous pleurons nos morts et prions pour nos soldats, nos frères, nos amis, nos voisins. 

Puis je me suis dit que non, au contraire, ce sentiment là est encore moins approprié. Non seulement il faut nous tourner vers la joie, vers l'avenir et la Vie, mais surtout car l'Étude de la Torah est fondamentalement lié à la Vie et surVie du Am Israël. 

Alors voici un commentaire sur un élément de la parachat Berechit, qui en plus se trouve être ma paracha de naissance. Que ce Limoud, aussi modeste soit-il, puisse apporter force et courage à nos soldats et à nos frères et soeurs vivant aux frontières. Puissent les victimes guérir rapidement et les personnes capturées retrouvées, vivantes en leur corps et en leur âme. 🙏🇮🇱

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À 18 ans je venais de rentrer à la Midrasha de Hemdat Hadarom (dont les merveilleux enseignements et enseignants m'accompagnent jusqu'à aujourd'hui). Et j'entendais pour la première fois son directeur (l'irremplacable Elie Kling) nous présenter cette controverse entre Rabbi Akiva et Rabbi Ishmael. Je levais alors la main et suggérerait timidement une troisième possibilité à cette question, plus ontologique que sémantique. Rassurée par l'approbation de mon enseignant, je gardais cette idée dans un petit coin de ma tête. 

En 2017, de longues années plus tard, après un événement personnel douloureux, j'ai voulu retravailler ce passage. J'ai alors écrit ce texte puis l'ai fait relire, en particulier par Elie Kling, que je remercie de tout coeur. 

Depuis six ans ma pensée a un peu évolué. Alors après quelques ajouts et modifications (toutes les occasions sont bonnes pour tacler Levinas) je vous partage la dernière version de la réflexion de mes 18 ans.

                                                       ~

Nos sages nous présentent deux lectures très différentes de la première parole féminine prononcée dans la Bible, cette exclamation de Hava:" ‘Kaniti ich ete Achem!"


Rabbi Akiva (dont s'inspire Rashi) pense que la Torah étant d'origine divine, on ne puis y trouver de mots ou locutions superflues, inutiles, ou sans signification réelle. Or la petite préposition "ète" (את ) ne veut apparemment rien dire. En hébreu, biblique ou moderne, on l'utilise pour introduire un complément d'objet direct défini. Par exemple, on dira: " אני קוראת את דוד /הספר " : " J'appelle ète David/ Je lis ète le livre". 

Rabbi Akiva rejette l'idée que ce mot fût utilisé dans la Thora sans autre signification concrète. Il traduit donc "ète" par "avec". Le verset signifie alors : "J'ai acquis un homme avec (l'aide d')Hachem". "J'ai acquis/kaniti" signifierait alors "j'ai crée". 

(Edit: Ou peut-être, dans un sens saint-exupérien, que "kaniti" signifierait: "Je suis engagée/ responsable" (de ma rose): car comme me l'a dernièrement appris mon ami et maître Raoul Spiber, le "kiniane" n'est pas seulement un acte d'acquisition mais témoigne aussi d'une valeur d'engagement et de responsabilité).

Quoiqu'il en soit dans "Kaniti Ich ète Achem", l'homme que Hava a crée, est évidemment son fils, Caïn, le premier enfant de l'Histoire, dont Hava est désormais responsable, l'ayant mis au monde. La première femme, crée par Dieu lui-même, s'extasie d'avoir ainsi été associée à l'acte de Création avec son mari (qui est sous-entendu par le fameux "ète", même si Adam n'est pas explicitement mentionné). 

Ce "Kaniti ich ete Achem" 'est un cri de remerciement émerveillé devant le miracle biologique et métaphysique de la naissance : l'Eternel a créé l'homme et la femme à Son image, et Hava dont le nom signifie "Mère de tous les vivants" s'émerveille : "Je suis devenue créatrice, à l'image de mon Créateur!", associée à D.ieu dans l'acte de pro-création, qui nécessite 3 individus: une femme, un homme et D.ieu Lui même. C'est à cet instinct viscéral de transcendance d'elle-même, à cet accomplissement, cette satisfaction du premier sentiment maternel de l'Histoire de l'humanité que Hava ferait ici allusion, selon Rabbi Akiva.


Seconde lecture, évoquée par le Midrash et soutenue par Rabbi Yishmaël: le verset signifierait: "j'ai acquis un homme des mains d'Hashem". La préposition "ète" possèderait davantage qu'une fonction grammaticale: Elle viendrait insister sur une idée non explicite à la seule lecture du verset. Cette fois-ci l'homme en question ne serait pas Caïn son enfant, mais .... Adam: Hava acquiert de l'importance aux yeux de son homme en devenant la mère de son fils, et ce faisant elle acquiert aussi définitivement son conjoint. 

Par elle, il a la chance "d'avoir un fils" (pour reprendre les termes de Levinas), et il lui en est reconnaissant, tout en prenant acte de l'altérité créatrice que la femme représente pour lui.

Hava prend également conscience qu'à partir du moment où Caïn naît, son mari et elle ont renforcé, scellé, leur lien conjugal. Celles et ceux qui plaisantent sur le fait que par le mariage l'homme est désormais "menotté", se trompent : c'est au moment de la naissance du premier enfant! Le couple passe alors d'une relation linéaire, horizontale de "mari et femme", à une relation multidimensionnelle: nouveau statut, nouveau niveau, celui de parents. Hava et Adam sont dès lors conJoints par un lien qui dépasse leur affection réciproque ou leur volonté de vivre ensemble, ou pas: Même si demain elle et lui décident de mettre fin à leur relation amoureuse, et même s'il ne s'avérait pas un père très présent, les parents qu'ils sont maintenant devenus devront rester en contact: que ce soit pour savoir qui des deux va à la réunion parents-prof demain 18h, ou pour discuter si acheter un smartphone au petit Caïn est ou non une bonne idée.


   J'aimerai maintenant partager l'intuition de mes 18 ans, en proposant modestement une troisième interprétation, qui lierait les 2 autres. Je crois aussi qu'il est intéressant de suggérer un regard féminin sur nos textes, d'habitude interprétéés par des hommes, d'autant plus lorsqu'il s'agit de donner sens à la première parole féminine de la Torah. 


Peut-être que le "ète" signifierait, comme chez Rabbi Akiva, "avec". Mais l'homme crée à laquelle Hava fait allusion serait Adam, comme chez Rabbi Yishmaël. Le verset signifierait alors: "J'ai créé un homme (Adam) avec Hashem!" En d'autrez termes, ce n'est qu'en devenant père que Adam est considéré comme un homme, du moins aux yeux de la première femme de l'histoire de l'humanité, la sienne. 


Les hommes et les femmes ont je crois un rapport différent 

à la parentalité. Dès l'Origine la première femme est associée à la fonction maternelle en étant nommée Hava, "Mère de tous les vivants". Toutes les femmes possèdent un corps qui est bâti pour potentiellement porter une nouvelle vie. Quand bien même la femme ne veut pas ou ne peut pas avoir d'enfants, elle a des seins dont la fonction première est d'allaiter, elle possède un utérus qui lune après lune lui rappelle, parfois douloureusement, que son corps se prépare à une éventuelle grossesse, quand hien même elle n'en souhaite pas. 

Ayant conscience que cette possibilité est toutefois limitée dans le temps les femmes ont souvent une plus urgente ou plus grande aspiration que les hommes, voir pour certaines un besoin qu'elles ressentent viscéral, à avoir un enfant. 

Il va sans dire que l'aspect culturel tient aussi une part dans cette tendance que les femmes ont à se projeter, ou à être projetées, dans un rôle de mère. (Parfois elles le deviennent sans s'être même jamais posé la question de savoir si elles le voulaient, quitte à le regretter pour certaines). 

Mais naturel ou culturel, quand le souhait ou le besoin d'enfant ne se réalise pas, c'est une source d'amère souffrance, qui a l'air de dépasser celle de l'homme. Je pense par exemple à l'histoire de Hanna au début du livre de Shmouel, ou à la supplique déchirante de Rachel envers son mari Yaakov: "Donne-moi des enfants car sinon je suis morte." (Bereshit 30,1). 


Or si je ne nie pas que nombre de femmes trouvent un grand (mais non exhaustif) accomplissement en devenant mère, je crois également qu'un mari ne devient véritablement h/Homme qu'au moment où il devient père. Et ce, justement pour les raisons contraires à celles des femmes. 

Les hommes ont davantage de possibilités de ne pas vivre pleinement leur rôle de père, qu'il s'agisse d'abandonner la femme qu'ils ont pourtant mise enceinte ou, à bien moindre niveau, en lui laissant au quotidien le souci du soin journalier de leurs enfants. (Combien d'hommes savent quelle marque et taille de couche porte leur bébé et quel jour leur aînée a cours de mathématiques ?). 

Pour un homme faire un enfant est aussi facile que plaisant (ils n'ont à vivre ni grossesse, ni accouchement, ni post-partum) mais assumer un rôle de père au quotidien l'est beaucoup moins. L'homme réalise que la clé des menottes de sa liberté sera dans la petite menotte du bébé. Il comprend qu'à partir du moment où il a un enfant, il est désormais "acquis à sa femme", comme le suggère la lecture de Rabbi Ishmael. 


Or il est plus enclin à vouloir rester libre, sans contraintes ni engagements à long terme. Car lui ne se définit pas par le fait d'être père. Et bien que devenir "chef de famille" lui confère un certain statut et l'assurance de la transmission d'une descendance physique, il n'est pas socialement contraint à se réaliser en tant que père.  


En d'autres termes la parentalité est chez les hommes, 

- moins culturellement valorisée (pour satisfaire celles et ceux qui pensent que la différence est de l'ordre du construit).

- moins naturelle (pour satisfaire celles et ceux qui pensent qu'il s'agit là d'une différence d'essence). 


Mais que cette différence appartienne au domaine de l'inné ou du construit (ou des deux), qu'importe? Le fait est que

la parentalité ne vient pas si facilement aux hommes. Il devient peut-être véritablement un h/Homme (et en particulier aux yeux de sa femme) quand il choisit, consciemment et activement d'être père, d'annuler un minimum son présent pour investir dans son futur (et dans des centaines de couches), quand il devient responsable de son avenir incarné ici en un petit être tyrranique qui exige de lui qu'il renonce de son plein gré à une partie de son temps et liberté. 


 J'ouvre ici une courte parenthèse concernant Levinas: Pour le philosophe du visage, la concrétisation de l'extase temporelle se situe dans le fait d' "avoir un fils". (Notons au passage qu'il précise "un fils", et non "un enfant"). Or il existe une grande différence entre "avoir" un enfant, fille ou garçon, et "être" un père. C'est pour cela qu'à mon sens que l'on peut "être" père et même un excellent père, sans forcément "avoir" eu des enfants, au sens physique du terme. De même que l'on peut "avoir" des enfants mais ne jamais "être" père. 

C'est peut-être le fait de ne pas voir la différence entre "avoir" un enfant et "être" père qui empêche Levinas de ne voir en la femme que comme LA figure ontologique de l'altérité.


"Avoir un enfant" serait la lecture de Rabbi Ishmael dans laquelle la femme, en devenant mère, acquiert (de l'importance aux yeux de) son mari, qui voit pour toujours son avenir lié à elle et à l'altérité qu'elle incarne pour lui. 

En revanche "être père" est la transformation interne d'Adam, qui à la naissance de son premier enfant, est créé de nouveau, devient véritablement un homme. Et c'est ce que verrait ici Hava. 


 Dans Bereshit (2, 23) Adam tombe amoureux de Hava dès qu'il la voit: "Celle-ci, pour le coup, est un membre extrait de mes membres et une chair de ma chair; celle-ci sera nommée Icha, parce qu'elle a été prise de Ich." 

Les qualificatifs entre amoureux peuvent nous donner d'intéressantes indications: Une femme qui appelle son mari "Aba" (Papa) n'entretient pas le même rapport avec lui que celle qui appelle son époux "Chéri". De même entre celle qui l'appelle "Baali"* et celle qui l'appelle " Ichi" (mon intime/ mon homme). 

En appelant Hava, "Isha" alors que lui même se définit par "Ish", Adam donne des informations sur la place qu'il donne à Hava. Le fait qu'il la nomme sans qu'elle même ne prenne la parole pour le qualifier en retour alerte également. 

Il faudra attendre quelques versets et la naissance de Caïn pour que enfin Hava, apparemment moins encline au coup de foudre immédiat, nomme également Adam: par la même appellation "Ich", le reconnaissant ainsi non seulement comme son homme et son égal, mais le reconnaissant également comme un H/homme, dont par ce "Kinian" féminin assumé, elle est maintenant pleinement responsable et engagée. 


* Baal, littéralement "possesseur" est un terme polysémique qui peut signifier "mari", "idée", "maître". Dans Osée chap 2 on retrouve ce célèbre verset ". « En ce jour-là, parole de D.ieu, tu m'appellera Ichi (“mon homme", mais aussi et surtout "mon intime") et non plus Baali (“mon mari/possesseur").

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