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Frumette à cheveux longs et idées courtes
6 juillet 2020

Etude du Cantique des cantiques: entre crise amoureuse et conflit de royauté

chagall bleu

 

 

Cet article est écrit en suivant la règle d'accord de proximité, règle grammaticale consistant à accorder le genre avec le plus proche des noms qu'il qualifie.

 

Couverture: Marc Chagall

 

Préambule


Shir ashirim, Cantique des Cantique est un chant d'amour composé lui même de différents poèmes alternés entre un homme et une femme, le bien aimé et la bien aimée. Il est interprété la plupart du temps comme une métaphore de l'affection entre Dieu et son peuple Israel.
Ce travail n'a pas la prétention de conduire à un apport dans cette interprétation allégorique de Chir Achirim. Il vise seulement à mieux comprendre le matériau d'origine de la parabole, c’est-à-dire le récit lui même. Habituellement les études du Cantique  "élèvent" directement les amants aux figures de Dieu et le peuple juif et ainsi occultent l'histoire humaine qui y est pourtant racontée. Il aurait tout aussi bien pu s'agir d'une métaphore différente, l'interprétation eût été similaire. Certains, gênés du caractère sensuel  auraient sans doute préféré une autre métaphore. Il eût été tout aussi sinon plus, aisé de comparer Dieu à un père ou à un maître plutôt qu'à un amant transi d'amour et de désir. Hors c'est peut être précisément et uniquement car il s'agit d'amour, amour charnel inclus, que cette métaphore, plus que n'importe quelle autre, revêt tant de puissance, comme le souligne Rosenzweig, dans son ouvrage L'Etoile de la rédemption (p282-284). "Il n'est plus possible de voir dans cette parabole uniquement une parabole. Il semble que le lecteur soit placé là devant le choix ou d'admettre le sens "purement humain", purement charnel et de se demander ensuite par quelle aberration étonnante ces pages sont entrées dans la parole de Dieu, ou de reconnaître que là, précisément dans le sens purement charnel, est enfouie immédiatement et pas seulement sous forme de parabole, la signification plus profonde. (…) Il n'est pas possible que l'amour soit seulement humain Quand l'amour parle, il se transforme déjà en quelque chose de supra-humain. La parabole n'est pas à l'amour un accessoire décoratif. L'amour n'est pas seulement parabole mais intrinsèquement et par essence parabole."
Selon Rav Kook il existe 3 niveaux de Jérusalem. La Jérusalem "d'en bas", matérielle uniquement. Au dessus la Jérusalem "d'en haut", spirituelle uniquement. Et, plus élevée encore que les deux premières, les enveloppant, la Jérusalem "d'en haut bâtie sur celle d'en bas". En d'autres termes la spiritualité que l'on trouve au cœur du matériel est plus élevée que la seule spiritualité. C'est la raison pour laquelle la Torah a été donnée aux humains, charnels et faillibles, plutôt qu'aux anges, êtres entièrement bons et spirituels.
Ainsi en va cette étude de Chir Achirim.
A la première lecture il s'agit d'un récit poétique d'amour, parfois érotique, entre une femme et un homme et il n'est nullement question de spiritualité.
Le second niveau de lecture est de considérer ce texte seulement et immédiatement comme une métaphore de la relation entre Dieu et son peuple. et c'est pour cette raison que le Cantique des cantiques est considéré par Rabbi Akiva comme le "kodesh akodashim", le sacré des sacré des écrits bibliques. C'est ce qui est traditionellement proposé. Il est tellement d'usage de considérer ce chant comme une parabole de l'attachement entre Dieu et son peuple qu'on en oublie parfois que cette métaphore n'a à priori rien d'évident, ce que souligne Rosenzweig quand il écrit que le lecteur peut légitimement "se demander par quelle aberration étonnante ces pages sont entrées dans la parole de Dieu." L'absence de spiritualité explicite (Dieu n'est nulle part mentionné dans Chir Achirim) renforce le besoin d'affirmer qu'il s'agit d'un texte métaphorique. Outre le caractère très érotique de certains passages qui pousse à appuyer leur interprétation symbolique. Par exemple, on souligne immédiatement que les deux seins de la bien aimée sont, bien évidemment pour qui en doutait, les deux tables de la Loi d'Alliance. Mais nous pouvons nous demander si l'impatience à considérer la parabole en niant presque son premier sens matériel, charnel, humain ne réduit pas l'interprétation allégorique elle même.
Car le troisième et plus grand niveau c'est le sacré issu du matériel, ici donc l'allégorie ancrée dans le récit humain. Cette spiritualité là, plus profonde n'est accessible qu'en se confrontant à la vie, réelle et humaine. Elever, sublimer au sens freudien du terme la pulsion vers le spirituel à tout prix et surtout au prix du sens du texte revient alors à établir une dualité d'essence entre le charnel et le spirituel, dichotomie plus grecque que juive (ou galoutique à la rigueur). Dans le judaïsme au contraire il s'agit davantage de trouver le spirituel dans l'essence du charnel sans avoir à élever celui-ci mais plutôt en cherchant le sacré contenu par essence dans le corps. En d'autres termes il s'agit de chercher la part d'essence divine en soi, en plongeant au cœur de l'humain et non en élevant celui-ci vers les cieux pour ressembler aux anges, car "La Torah n'est pas aux ciel", pour reprendre un adage talmudique bien connu. Il est plus sacré de trouver le spirituel dans le charnel (l'allégorie dans le récit érotique) plutôt que de considérer le charnel comme spirituel à tout prix, au prix de la part divine qu'on trouve dans le charnel. C'est en comprenant l'histoire d'amour entre le bien aimée et la bien aimée que l'on pourra plus tard comprendre l'histoire entre Dieu et l'humain de la manière la plus profonde. Plus la vigne est riche et plus le vin qui pourra en être issu sera réussi. C'est dans l'essence même de la terre, au cœur du ma terre-riel que réside déjà le caractère sacré du spirituel. C'est une erreur que de vouloir trop vite déraciner de sa terre la racine du fruit, négliger cette materalité pour se concentrer de suite sur le produit fini si chargé symboliquement qu'est le vin. Et la bien aimé le sait bien elle qui au début du récit regrette de ne pouvoir s'occuper de sa vigne. Prendre dès le départ le parti de l'interprétation métaphorique, et vouloir comprendre le texte en se basant sur l'allégorie ou en cherchant comment justifier la métaphore avant même d'avoir analysé le sens littéral, c'est perdre de la richesse du lien entre l'humain et Dieu, richesse qui passe par les relations inter-humaines (et l'on pourrait même ajouter que le lien avec la divinité passe après les relations inter-humaines car les commandements de l'humain envers Dieu sont moins importantes aux yeux de celui-ci que les relations entre ses créatures). 
Le texte de Chir Achirim est sacré, spirituel non pas malgré son caractère charnel et matériel duquel on doit bien s'accommoder mais du fait même de celui-ci. L'interpréter seulement et immédiatement, trop haut trop vite, dans sa symbolique et son existence c'est faire fi du de la part sacrée inclue par essence dans les sens. C'est parce que le texte est humain et qu'il parle de ce qu'il y a de plus beau et sacré dans chaque homme et femme, qu'il parle de la part divine en chaque être et donc qu'il parle de Dieu.
C'est pourquoi cette étude n'a ni la prétention ni les connaissances d'apporter un nouvel élément métaphorique et traditionnel elle du texte. Le but n'est pas ici de produire une vision qui se devrait de confirmer la parabole et chercherait à s'y fondre. En revanche, en restant au plus près du texte et en partageant un point de vue humain, sur un récit tout aussi humain, nous espérons enrichir le matériau de base qui pourra peut être et seulement ensuite servir d'apport à une analyse allégorique. Car l'humain n'est jamais trop humain, il en est divin et ne s'an-nihile pas dans l'essence car c'est dans justement dans ce(s) sens, du matériel vers le spirituel et non l'inverse que l'on construit selon le judaïsme 

Cette lecture de Chir Achirim reste donc sur le pshat, le sens littéral du texte, et pour que cet essai ne se transforme en livre se concentrera sur l'unique scène des retrouvailles manquées, ce qui y conduit à cet épisode et ce qui suit ce moment où la bien aimée refuse d'ouvrir à son amant qu'elle attend depuis longtemps sous les prétextes qu'il lui faudrait se rhabiller et qu'elle salirait ses pieds. Nous sous analyserons dans le récit deux aspects en particulier: L'asymétrie dans un rapport amoureux qui va sans cesse varier et l'opposition entre deux visions opposées et légitimes de la royauté.
 Selon la lecture littérale le bien aimé est un berger et roi, et un homme certainement de la lignée de David, s'il n'est pas lui même David ou plutôt Salomon. (Nous reviendrons plus tard à l'identité possible des protagoniste). La bien aimée elle posssède une ascendance élevée si ce n'est aristocrate, d'abord car c'est explicitement spécifié, (chapitre 7 verset 2) "jeune fille de noble race" mais aussi car plusieurs indices le confirment, par exemple le fait qu'elle ne sait apparemment pas s'habiller seule, qu'elle danse avec des brodequins aux pieds alors qu'il était d'usage de marcher pieds nus, pieds qu'elle a d'ailleurs peur de salir tant elle est apparemment habituée aux chaussures .  Mais si, par son sang elle est de la haute noblesse, elle a apparemment perdu de sa stature elle doit garder les vignes de ses frères et le soleil la noircit, elle doit garder ses bêtes.  
 On ne sait pas exactement quel est leur rapport de parenté, ils l'appelle "ma sœur", certains disent qu'il est son demi-frère par le père. Ou peut être sont ils parents, cousins. Elle regrette qu'il ne soit né de par sa mère (la noblesse de sang ) et qu'elle n'ait pas été instruite dans sa maison à lui car lui n'a pas la naissance mais par son éducation a pu devenir Roi.
En tout cas ils sont proches parents. Si lui est Shlomo ou au moins de la de la famille de David (David étant le berger et cadet qu'on a du aller chercher au milieu de son troupeau pour en faire un Roi), elle pourrait certainement être descendante de Shaoul (l'une de ses filles ou petite filles. Shaoul et Yonatan sont morts et toute sa lignée détruite.
Qui qu'il et qu'elle soient nous avons affaire à deux opposés, lui est dans l'allégresse l'insouciance et l'enthousiasme d'un statut nouveau et acquis par le mérite. Tandis que elle est dans la tristesse, l'inquiétude quant à une noblesse de sang qui ne veut plus rien dire, puisqu'elle garde les vignes de ses frères sans pouvoir s'occuper de la sienne, elle se fait frapper par les gardes, elle n'a de princesse plus que le nom.
On assiste à quatre phases dans le récit étudié:
Tout d'abord une phase d'asymétrie initiale plus ou moins constante jusqu'à l'épisode de la porte: La bien aimée cherchait son amant désespérément tandis que lui restait passionné mais passif, Deux épisodes sont particulièrement éloquents et vont conduire à cette fameuse scène le bien aimé frappe à la porte et elle refuse de lui ouvrir de suite en invoquant des prétextes pour le moins surprenants, et quand elle se lève finalement c'est trop tard il a disparu. Ensuite la voilà qui le cherche une nouvelle fois tandis que lui a disparu le temps qu'elle se décide à lui ouvrir. Et enfin dans une scène de retrouvailles où la situation initiale s'est inversée c'est elle qui le tient en amour et en respect.

 

 

I le contexte 


Au début de shir ashirim la bien aimée on constate une double asymétrie entre les amants.
Au niveau amoureux elle le cherche de toute son âme, dans la ville, dans les vignes, tandis que le bien aimé lui fait des compliments des plus lyriques mais paraît surtout insouciant, il n'est ni inquiet ni triste et surtout il ne la cherche pas, il est certes passionné mais beaucoup plus passif ( deux mots de même racine ) dans son amour. C'est toujours elle qui souffre de cette séparation, qui se languit tandis que lui passe de l'indifférence insouciante à l'exaltation poétique de la beauté de son aimée.
Au niveau de leur statut lui est un berger devenu Roi où du moins comparé à un roi alors qu'elle qui est de haute naissance est devenue bergère dans des circonstances inconnues. Nous pouvons également supposer que les vignes (celles de ses demi frères dont il fait partie et qu'elle doit garder, la sienne dont elle ne peut s'occuper) pourraient être une métaphore de la couronne qui est passée à la lignée de David et la sienne, celle de la lignée de Shaul, elle ne peut plus en prendre soin. Elle est "regardée avec dédain" (1-6) par les filles de Jérusalem car la blancheur aristocratique de sa peau a bruni au soleil et elle explique pourquoi: ses demi frères (dont peut être le bien aimé fait partie et dans auquel cas ce serait un reproche bien que voilé, amoindri par l'emploi de la troisième personne) ces fameux frères eux se sont mis en colère contre elle et lui ont fait gardé leurs vignes. Et le comble c'est que la sienne propre de vigne elle n'a pu la garder. Que  son amant fasse ou non  partie des frères qui la maltraitent il a tout de même connaissance de ces faits et ainsi une responsabilité puisqu'elle est sa demi soeur! Pour éviter de lui reprocher frontalement sa situation elle l'inclut avec les autres frères et parle de lui ainsi à la troisième personne du pluriel en le mêlant avec les autres frères. C’est-à-dire que dans son statut elle qui est de naissance plus noble que ses demi frères doit s'occuper de leurs biens sans pouvoir même s'occuper avant de ce qui lui appartient tandis que le bien aimé lui est dans la plus parfaite insouciance .
Et elle souffre de cette double asymétrie et le dit.
Pour comprendre le refus de la bien aimée d'ouvrir la porte à son amant qu'elle attend et chérit il faut replacer cet épisode dans le contexte qui y conduit.
Deux épisodes reflètent de manière éloquente la souffrance de la bien aimé quant à cette double asymétrie :

Tout d'abord dès les premiers versets du Cantique, elle le cherche avec amour et insistance, elle lui demande de lui indiquer où il se trouve, elle ajoute (1-7) "Pourquoi serais-je comme une femme voilée auprès des troupeaux de tes compagnons?" . Soulignons qu'à l'époque c'étaient les prostituées qui se voilaient le visage. Sans visage une femme ne devient plus qu' corps objet indiscernable parmi d'autres corps sans visages. ( Par exemple Tamar se voile pour faire croire à son beau père Yehouda qu'elle est une prostituée. . En se comparant à une prostituée, en lui expliquant qu'elle ne veut pas de cette image, elle lui dit explicitement que son estime d'elle-même est au plus bas, et que malgré tout elle le cherche amoureusement, certainement dans l'espoir que lui aussi soit à sa recherche. Elle lui dit également qu' elle a mal de cette situation qui la fait sentir comme une de ces femmes que les hommes méprisent.

Ce à quoi il répond et ce sont là les tous premiers mots du bien aimé dans Chir Achirim: "Si tu ne le sais pas, ô la plus belle des femmes, suis donc les traces des brebis, et fais paître tes chevreaux près des huttes des bergers."(1-8).
Au niveau du respect quant à son statut l'asymétrie est clairement établie. C'est une femme que l'on apprendra de statut royal et le bien aimé lui enjoint non pas de le suivre lui, mais de suivre les pas de ses animaux. De plus il n'a apparemment pas entendu ou en tout cas ne tient pas compte du fait que de devoir paraître près de ses compagnons l'oblige à se voiler et la fait se sentir telle une prostituée puisqu'il lui dit malgré tout de rester près des bergers comme elle vient de le lui dire de la manière la plus explicite possible. Elle aurait toutes les raisons de rejeter son statut royal qui n'est pas de naissance contrairement au sien, mais elle reconnaît ses mérites et la majesté qu'il dégage et qui lui a permis de berger à accéder au trône. En revanche lui semble avoir oublier, ou peut être en a-t-il peu et préfère il la renier, la légitimité de la noblesse de sang de la bien aimée.
L'asymétrie amoureuse est tout aussi flagrante. Elle le cherche il lui enjoint de le suivre. Il n'a aucune intention de venir à sa rencontre en retour, encore moins de la chercher désespérément. C'est à elle de le suivre, de s'adapter à lui, à son chemin, à son agenda royal, et non l'inverse. C'est tout juste si il est heureux de la voir. On a l'impression, que si elle arrive à le trouver tant mieux et il essaiera de lui faire une petite place dans un interstices de son emploi du temps , sinon il n'a pas l'intention lui d'annuler ses rendez vous pour la chercher de partout.
Comparé aux habituelles envolées lyriques de Chir Achirim, la toute première intervention du bien aimé est relativement très froide, voire cassante "si tu ne le sais pas (où je me trouve) alors suis ..." La seule chose agréable qu'il lui dit ici, "toi la plus belle des femmes", fait allusion à la beauté physique de son aimée. Hors ce qu'elle demande c'est de l'amour avant la passion érotique et surtout et avant tout du respect, en tant qu'amante et en tant que fille de Roi.

Le second épisode significatif et précédent cette fameuse scène de refus des retrouvailles se trouve quelques versets plus loin
"Nous te ferons des colliers d'or avec des paillettes d'argent. Tandis que le roi demeure sur son divan, mon nard exhale son arome." Dans la lecture allégorique Rabbi Meir (dans une controverse avec Rabbi Yehouda) interprète négativement le mot "nard", comme correspondant l'épisode du veau d'or quand Moise se faisait prier- si l'on ose dire- de redescendre du Mont Sinaï. Midrash (Chir Achirim Rabba 1:55) : « Tandis que le Roi, le Saint béni soit-Il, était encore à Sa table dans les Cieux, Israël exhala une mauvaise odeur à cause du veau d’or. » (Merci Elie Kling pour l'étude de ce midrash).
Au niveau de l'asymétrie amoureuse il pourrait s'agir du fait que la bien aimée s'emplit d'un sentiment négatif tenace. "Demeure assis sur son divan" signifierait ici "reste assis sur ses lauriers": en d'autres termes, il la prend pour acquise il ne fait pas de pas vers elle comme elle en fait vers lui, elle doit lui mendier des miettes de temps et d'amour tandis que lui considère son affection comme quelque chose de certain. Et de le voir rester assis sur son divan et ses lauriers, sans se lever vers elle l'emplit de sentiment négatif.
    L'asymétrie politique est également explicite . Voici un Roi qui demeure assis confortablement sur son divan, ou selon une autre traduction qui "organise une fête" c’est-à-dire un roi qui qui jouit de son statut d'une manière ostensible. La bien aimée , qui est de sang noble contrairement à lui qui de berger est devenu Roi sait que ce n'est pas ainsi que l'on gouverne. Peut être même qu'il organisait de fastueux banquets, qui à l'époque se prenaient allongés.
Une allusion qui n'est pas sans rappeler le début de la méguilat Esther. Ahachverosh est un roi qui a acquis son statut par la guerre. Il n'est pas Roi de naissance et essaie de légitimer son statut aux yeux des autres et aux siens de différentes manières. L'une d'elle est d'épouser Vachti, une vraie reine, de par son sang royal. La seconde est d'exposer sa richesse aux yeux de tous et de se faire aimer de tous et c'est pour cela qu'il organise ces banquets de plusieurs jours (où l'on mange justement en "demeurant assis sur un divan"). Par expérience Vachti sait très bien que ce n'est pas en surexposant les attributs royaux qu'on s'acquiert la reconnaissance, au contraire ce déballage public n'a rien de l'attitude d'un roi. De plus en appelant Vachti à venir montrer sa beauté devant tous il la considère non seulement comme un corps mais surtout comme un accessoire de sa royauté, alors que c'est parce qu'elle est reine par essence qu'il a pu devenir roi. Vachti refuse de venir. Je remercie Elie Klingm'qui la enseigné (j'espère ici que ma mémoire ne me trahira pas car il s'agit du souvenir d'un enseignement qui date d'il y a 10 ans pendant shabbat c’est-à-dire sans possibilité de prendre des notes. Il me corrigera si besoin je l'espère): A chaque fois que la méguila fait allusion à Vachti il est écrit "Vachti la reine" comme si sa royauté était un accessoire donc secondaire. Deux fois seulement (chapitre 1 verset 12 et 15) les termes sont inversés ("la reine Vachti") car l'on parle du refus de Vachti et de son rappel qu'elle est reine avant d'être Vachti. Par son refus elle lui fait comprendre que non seulement ce n'est pas en étalant ses richesses que l'on gouverne et qu'elle a, elle contrairement à lui, la légitimité de lui apprendre à régner car elle reine de naissance avant qu'il ne soit roi, et que si il veut maintenant utiliser sa beauté comme un autre objet de richesse c'est d'abord la noblesse de naissance de Vashti qui a permis de devenir Roi.
Avec cette grille de lecture nous pouvons davantage comprendre le lien entre le "ras le bol" de la bien aimée (si l'on suit l'interprétation de Rabbi Meir et considérons que "mon nard exhale son arôme" est une critique) et le verset précédent "Nous te ferons des colliers d'or avec des paillettes d'argent." qui lui précède et lui semble juxtaposé un peu par hasard alors que la chronologie suggère une réaction immédiate donc un lien entre les deux versets. Pourquoi la bien aimée réagit elle mal alors que son amant lui promet de lui offrir des bijoux et qu'il est bien connu qu'une femme se damnerait pour des bijoux? On a du mal à saisir comment passe t'on de de l'intention à priori bienveillante du bien aimé à la critique de son amante verset suivant. C'est que la bien aimée est une fille de roi, déchue pour le moment certes mais de noble race tout de même. En lui promettant richesse et bijoux son amant de roi (et berger qui plus est) établit une asymétrie entre lui, grand seigneur qu'il est devenu qui offrirait ses largesses à quelqu'un qui n'en aurait pas. (Ce n'est pas sans rappeler les mécanismes du sexisme bienveillant, bien qu'il s'agisse ici non pas de sexisme mais de reconnaissance politique, qui sous couvert de flatterie rabaisse la personne qui en est victime et qui d'autant plus difficile de dénoncer du fait de son caractère à priori bien intentionné). Ici l'attitude du bien aimé est au mieux une grosse maladresse dont il n'a pas conscience mais qui reflète la manière dont il considère le statut de son amante; et au pire il s'agit d'un moyen insidieux et non frontal d'asseoir sur elle une ascendance politique en prenant la position de roi , paternaliste, assis donc sur son divan, pourvoyeur de richesses à celles et ceux, elle inclue qui ne posséderait ni bijoux ni vigne. On comprend alors aisément que "son nard exhale une odeur (mauvaise selon Rabbi Meir) en d'autres termes pourquoi la bien aimé n'apprécie pas cette offre.


II Les retrouvailles manquées

1/ Le récit

La fameuse scène de la rencontre avortée est postérieure à ses deux épisodes. Rappelons le brièvement. Les amants sont séparés et la bien aimée se languit de son amour. Elle dit "je dors mais mon cœur est éveillé". Certains interprètent donc ce qui suit comme un rêve.
Mais nous pouvons également considérer que l'attente, trop longue, la plonge dans un état second où elle ne vit qu'à moitié, tel en sommeil, comme si en dehors de son cœur tout en elle s'était endormi sans lui, lui devenu sa seule réalité tangible, et que 'elle ne fait seulement survivre, dormir éveillée en attendant qu'il revienne.
Ou alors à l'inverse, "je dors mais mon cœur est éveillé" signifie peut être que certes elle dort mais d'un demi sommeil, car elle ne dort jamais vraiment, son cœur est tant en éveil qu'elle-même s'éveille au moindre bruit dans cet espoir, "je voudrais que tu sois là, que tu frappes à la porte, Et tu me dirais c'est moi, Devine ce que je t'apporte, Et tu m'apporterais toi" (Boris Vian, "Berceuse pour les ours qui ne dorment pas) car elle non plus ne peut jamais dormir complètement tant qu'il est loin d'elle physiquement et ontologiquement.
Et le voici, enfin, qui frappe contre toute attente. Après une attente interminable où lasse de lui courir après, elle s'est finalement résignée et garde l'espoir que lui cette fois la cherche voilà que rien ne se passe comme prévu.
Il frappe à la porte au milieu de la nuit et voilà ce qu'il dit "Ouvre-moi, ma sœur, ma compagne, ma colombe, mon amie accomplie; car ma tête est couverte de rosée, les boucles de mes cheveux sont humectées par les gouttelettes de la nuit." Et elle de répondre "J'ai enlevé ma tunique, comment pourrais-je la remettre? Je me suis lavé les pieds, comment pourrais-je les salir?". Situation surprenante s'il en est. Le voici qui vient, enfin! et elle refuse de lui ouvrir pour des raisons qui paraissent complètement dérisoires. En replaçant cette scène dans le contexte qui précède essayons de comprendre ce que ce retournement de situation peut signifier.

2/ Fermer la porte à l'asymétrie amoureuse

Tout d'abord du point de vue du rapport de force amoureux. Jusqu'alors elle était la seule à lui courir, littéralement, après, c'était à elle de s'adapter, lui était dans une indifférence insouciante et indifférente. Lasse d'être la seule à le suivre, le chercher, demander à le voir, d'être la seule à aimer en quelque sorte, elle se résolut à attendre que l'amour vienne de lui, enfin et à "ne pas réveiller l'amour avant qu'il ne le veuille".
Mais cela ne se passe pas du tout ainsi. Certes il vient à sa porte. Mais il vient sans n'avoir rien compris. Il vient par hasard, les cheveux trempés, au petit matin, il vient contre toute attente car non il n'y a pas eu d'attente de son côté. Il est venu mais sans la chercher. Il sort un peu de nulle part. Il lui ordonne presque de lui ouvrir, tambourine (il ira jusqu'à passer sa main à travers le loquet de sa porte) car "les boucles de ses cheveux sont humides de rosée".
Les gouttes de rosée de ses cheveux sont celles qui font déborder le vase de sa chère et tendre qui n'est plus tendre du tout. Personnellement à la place du bien aimé qui a superbement ignoré son amante pendant si longtemps, je serai venu avec un bouquet, en ayant répété mon discours devant la glace et j'aurai mis mon plus beau costume cravate et un peu d'onction sur mes boucles après les avoir séchées. Et j'aurais été assez hésitant et en tourment quant à la réaction de ma bien aimée.
Au lieu de cela le voici qui, sans même prendre le temps de se rendre présentable, frappe au milieu de la nuit en n'imaginant même pas qu'elle ne puisse lui ouvrir (d'ailleurs  spoiler il sera tellement surpris et vexé de son refus qu'il partira immédiatement) . Aux yeux du bien aimé il est évident qu'elle lui ouvre, d'ailleurs ne l'a-t-elle pas suivi jour après jour en mendiant son amour? Ne lui répète t'elle pas combien elle aimerait que lui aussi la cherche
Il n'y a pas ici chez le bien aimé  le regret, l'hésitation auxquelles que l'on s'attendrait à trouver dans ses paroles, mais seulement de l'impatience. Il est tellement habitué à ce qu'elle l'aime, l'admire et coure après ses moutons, qu'il ressent son élan d'amour acquis, qu'il peut se permettre de se pointer chez elle au milieu de la nuit. Sauf que là il "abuse" vraiment. Non seulement ce n'est jamais lui qui lui court après mais quand lui a décidé de se pointer à minuit les cheveux trempés et lui sonne presque de lui ouvrir cela renforce l'asymétrie amoureuse en prouvant qu'il pense qu'elle est à sa disposition à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, qu'il peut venir tout décoiffé sans mettre une cravate et un peu d'onction sur ses boucles, ce qu'il ferait dans l'exercice de ses fonctions pour rencontrer n'importe quel ministre ou général.
Elle ce qu'elle souhaite c'est moins de le voir mais qu'il ne veuille la voir, elle souhaite qu'il l'aime autant que elle, l'aime, elle aimerait qu'il la cherche et vienne la trouver par volonté de sa part à lui, et non pas parce qu'il s'est trouvé là, que l'un de ses rendez vous s'est annulé et que ça tombait bien, il était justement dans les parages. Il s'est trouvé là physiquement mais il n'est pas venu à elle, il ne l'a pas cherchée. Elle n'a donc aucune raison de vouloir lui ouvrir et elle le lui explique par deux raisons :
"J'ai enlevé ma tunique, comment pourrais-je la remettre? Je me suis lavé les pieds, comment pourrais-je les salir?"
A première lecture, au regard de l'aspect très "princesse" des arguments évoqués on pourrait penser qu'elle veut simplement signifier au bien aimé qu'il doit la séduire et mériter qu'elle lui ouvre. Ce qui n'est certes pas faux et l'on peut trouver ceci parfaitement légitime mais ce serait bien trop simple pour un personnage aussi complexe que la bien aimée. Et cela n'expliquerait pas pourquoi elle invoque non pas une mais deux raisons de ne pas lui ouvrir.
Commençons par le second argument : "Je me suis lavé les pieds, comment pourrais-je les salir?" Il est relativement simple à analyser. Jusqu'à maintenant elle était "malade d'amour", autrement dit dans la dépendance amoureuse, et elle s'était rabaissée, sali les pieds à le suivre partout, à s'adapter à lui, à mendier son temps et son amour. Voyant que cela ne servait à rien elle a du laver ses pieds, faire le travail mental de renoncer à faire des pas vers lui. Elle s'est faite force pour "ne pas réveiller l'amour avant qu'il ne le veuille", c’est-à-dire de ne pas chercher l'amour si il ne vient pas de lui.
Et à défaut d'obtenir la réciprocité affective et de le retrouver, lui elle a retrouvé son estime personnelle , elle a "lavé ses pieds", elle n'apparaît plus comme une prostituée (allusion au voile qui la pèse dans le premier chapitre), une mendiante de l'amour (mais sur une mélodie plus ashkénaze que celle d'Enrico Macias). Et maintenant le voici qui frappe au milieu de la nuit, sans l'ombre d'un regret, persuadé qu'elle ne peut que lui ouvrir. Hors lui ouvrir dans ce contexte là serait concéder à asseoir définitivement cette asymétrie , tellement ancrée que le bien aimé n'en a même pas conscience. Ce serait retomber dans la dépendance amoureuse, dans l'humiliation, la supplication qui par expérience elle l'a vu n'a aucun effet, et qu'elle a réussi à vaincre. Comment peut elle lui ouvrir dans cette situation, "comment puis je me salir les pieds de nouveau en m'humiliant à t'ouvrir quand toi tu le décides alors que tu ne m'accordes à peine des interstices dans ton emploi du temps quand c'est moi qui veut te voir ?"
Quant au premier argument invoqué par la bien aimée, "J'ai enlevé ma tunique, comment pourrais-je la remettre?", cela pourrait simplement signifier qu'elle s'est mise à nu en lui disant à quel point elle était amoureuse, "malade d'amour", en lui offrant sa vulnérabilité. Comment après s'être tant dévoilée à l'autre sans que lui-même n'en fasse autant, sans même qu'il ne prenne valeur de cette vulnérabilité qu'elle lui a offerte, comment alors peut elle maintenant revêtir l'habit social et lui ouvrir pour parler avec lui avec insouciance légèreté et passion, comme si rien ne s'était passé ?
"J'ai enlevé ma tunique, comment pourrais-je la remettre?". Elle l'a suivi en attendant que lui vienne vers elle trop longtemps. Elle a alors désespérée, est rentrée chez elle et, résignée a enlevé son habit qui prend maintenant la poussière. Maintenant qu'il revient à l'improviste , elle ne sait plus le remettre cet habit, elle ne sait plus lui revenir, elle est trop loin. Le bien aimé a mis trop de temps trop de distance pendant trop longtemps, elle est maintenant là où il lui demandé d'être, trop éloignée pour qu'elle puisse maintenant franchir cette distance. Pendant tout cette période il était trop occupé ou trop en colère pour penser à elle, en tout cas leur relation n'était clairement pas sa priorité. Quand il revient, il est dans les meilleures dispositions il ne sait même pas pourquoi cette porte entre eux, il a tout oublié, dans l' insouciance et légèreté.
Cette innocence dans l'empressement est à ses yeux à elle une forme de désinvolture égocentrique, car prouve qu'l n'a pas pris la mesure du vécu de l'Autre. Il s'attend à la retrouver telle qu'il l'avait laissée, il la pense aussi enjouée qu'il l'est lui, sans imaginer une seconde que la distance qu'il lui a imposé malgré elle a eu des conséquences. Pendant trop de temps il s'éloignait d'elle mais elle allait vers lui et comblait l'éloignement. Quand lasse elle a arrêté de courir, la distance s'est creusée sans qu'il ne le voie et elle n'est plus capable de la franchir d'un bond.
La bien aimée ne veut pas lui ouvrir mais même si elle le voulait elle n'en est donc plus capable. En refusant de lui ouvrir dans ce contexte d'inégalité la bien aimée empêche la double asymétrie de s'établir jusqu'au point de non retour. Elle avait essayé de lui parler plusieurs fois avant cet épisode mais il n'entendait pas. Il a sous-estimé le déséquilibre de leur relation et venait dans la légèreté, l'insouciance et surtout l'assurance qu'elle allait lu ouvrir et que si lui venait, pour une fois!, que au moins ce serait facile.. C'est justement qu' il est convaincu qu'elle va lui ouvrir, qu'elle se devait de ne pas lui ouvrir.

2/ Fermer la porte à l'asujetissement politique

Analysons maintenant cette scène sur le plan politique. Voilà un berger devenu roi par son mérite qui frappe au milieu de la nuit à la porte d'une fille de roi et élevée comme telle , mais maintenant déchue . Elle, reconnaît la majesté de son amant. Il y existe de ces personnes qui quelque soit leur profession ou leur milieu dégagent une aura, une noblesse et majesté , et le bien aimé tout berger qu'il était est de celles là. Pour elle c'est son roi, son amour, bien que ce n'eût été à priori pas évident qu'elle lui reconnaisse sa légitimité puisqu'il ne vient pas d'une prestigieuse lignée. Mais le bien aimé, dans l'insouciance et euphorie de sa nouvelle grandeur a oublié que si aujourd'hui elle est déchue et est par la force des choses obligée de s'occuper de la vigne (de la royauté?) de ses frères (donc de la sienne?)  il ,'en a pas toujours été ainsi et qu'elle demeure par naissance contrairement à lui, d'ascendance royale.
Par "J'ai enlevé ma tunique, comment pourrais-je la remettre?" elle lui rappelle qu'elle a des servantes pour l'aider à s'habiller, et que recevoir quelqu'un est un protocole. On ne reçoit pas quelqu'un dans n'importe quelle tenue quand on est de rang royal. En d'autres termes en lui rappelant les règles mondaines elle lui rappelle qui elle est, et qu'il rend visite à une princesse et elle attend d'être traitée en tant que telle. Elle reconnait bien la légitimité pourtant acquise de son amant, elle l'admire, le porte haut. Elle attend qu'il reconnaisse également la légitimité de naissance, de droit inné. Si la royauté de David (dont fait partie le bien aimé s'il n'est pas lui-même David ou Shlomo ) remplace celle de Shaul, les deux sont légitimes et c'est un conflit qui commence aux matriarches Rachel et Léa et leurs enfants et, perdurera à chaque génération (David/ Shaul, Rabbi Akiva/ Rabbi Shimon Ben Zakay, Hassidim/ Mitnagdim, Machiah Ben David/ Mashiah Ben Yossef). On pourrait presque parler d'opposition philosophique entre le cœur et l'esprit. (Merci à Elie Kling pour m'avoir enseigné cette dualité filée au fil des générations). Comme dans l'interprétation des versets de la Méguila il s'agit donc pour la bien aimée de rappeler à son amant que la royauté qu'elle porte depuis sa naissance est peut être dans l'ombre par les circonstances actuelles mais qu'elle n'en est pas moins légitime que la sienne, nouvellement acquise, et que le moindre honneur que l'on puisse faire en se présentant à une femme d'un rang telle qu'elle ne s'habille pas seule, est de mettre une cravate .... et de sécher ses cheveux avant de se présenter devant une princesse.
Quant à "Je me suis lavé les pieds, comment pourrais-je les salir?" il pourrait s'agir d'une critique de la bien aimé envers le bien aimé qui tout Roi qu'il est devenu ne se comporte pas comme tel en venant au milieu de la nuit les cheveux trempés. Scène qui n'est pas sans rappeler celle où David, le berger devenu roi danse trop légèrement vêtu pour un roi et est critiqué par sa première femme Mihal, fille et sœur de Roi de la lignée de Shaul, qui lui rappelle son rang avec ces mots "Comme s'est honoré aujourd'hui le roi d'Israël, en se donnant en spectacle aux servantes et serviteurs comme l'aurait fait un rustre" (Samuel chapitre 6 versets 16 à 23). Pourrait il s'agir de Michal très amoureuse de David que celui-ci a épousé puis rejetée puis épousé de nouveau ? Le bien aimé dans sa royauté nouvellement acquise oscille entre deux extrêmes, ou bien " demeure assis sur son divan" et fait un étalage de richesse aussi impudique que contraire à la décence royale, ou bien au contraire il n'a pas la dignité attendue d'un homme de sa stature et manque d'honneur non seulement envers elle mais également envers lui-même en tant que roi.
Qi'il s'agisse ou non du Roi Salomon, c'est en tout cas un homme extrêmement demandé, admiré, reconnu que chacun et chacune souhaite rencontrer. Il n'a donc pas l'habitude de voir sa présence rejetée. En refusant de lui ouvrir sous des motifs de "noblesse", elle s'affirme non pas comme l'une des sujets du roi, telle qu'il avait tendance à la considérer mais comme Sujet c’est-à-dire égale face à lui dans la légitimité de statut.

3/ le désarroi d'une royauté perdue

Nous pouvons également émettre l'hypothèse d'une autre interprétation de cette scène, en filigrane, toujours sur le plan de la légitimité royale mais cette fois il ne s'agirait plus d'une critique de la bien aimée entre un décalage des amants mais d'une confidence personnelle. Elle est bien consciente que la perte de la royauté a des conséquences et elle ne sait comment les gérer à long terme.
Elle se confie à son bien aimé, elle espère son écoute et son soutien, en tant qu'amoureux et non en tant que rival politique ou Roi, ni par rapport à lui. La lignée a perdu la royauté avec la mort de Shaul et de Yonathan, elle a enlevé sa tunique et ne peut plus s'occuper de sa propre vigne. La bien aimée est forcée de s'occuper du vignoble des autres. Quand le moment sera venu, saura t'elle gouverner après tout ce temps, sera-t-elle capable de remettre sa tunique et de s'occuper de nouveau de sa vigne? De plus pour protéger, sauvegarder la noblesse de son sang menacé de disparition elle s'est renfermée sur son aristocratie, elle a lavé ses pieds. Comment peut elle " sans qu'on la méprise pour cela " trahir l'héritage qu'elle porte aimer son amant, ennemi politique? N'est ce pas se salir les pieds que de sortir avec ce Roi qui n'est qu'un berger elle qui doit préserver la noblesse de sa race? En tant qu'amante évidemment qu'elle reconnaît la majesté et la légitimité du bien aimé, mais en tant que princesse, (membre de la lignée de Shaul?), n'est ce pas s'humilier, trahir son identité et se salir les pieds que de choisir cet amant là?
Cette interprétation trouve écho (ou serait ce l'inverse comme nous l'avons demandé en préambule) dans la grille de lecture métaphorique que j'ai eu la chance d'apprendre par (encore!) Elie Kling et qui se base sur Chir Hachirim Rabba: Selon Rabbi Yohanan la tunique correspond aux vêtements du Cohen et aux vêtements du Roi qu'Israël a du abandonner quand Nabuchodonosor a détruit le Premier Temple. Pendant l'exil, privé de Temple et de nation le peuple devient la somme de ses individus et ne sait plus, ni servir Dieu en tant que collectivité (les habits du Cohen) ni régner au sein des nations et asseoir sa légitimité politique et de la responsabilité que celle-ci inclut (les habits du Roi). Quant à la peur de se salir les pieds, à l'époque de Sirus qui a permis aux Juifs de rebâtir le (second) Temple il est rappelé dans un midrash qu'Israël a demandé à Dieu pourquoi avoir, pour annoncer la fin du (premier) exil, envoyé un roi non juif (Sirus) et non pas un prophète tel que Daniel, ou au moins un rabbin à longue barbe soyeuse. Selon Ibn Ezra, la voix du bien-aimé qui frappe à la porte correspond à cette permission inespérée que donna le Roi Sirus aux Juifs de Babylonie exilés pour la première fois de revenir en Israël reconstruire leur Temple et nation, et la main du bien aimé correspond aux prophètes Hagai (1-8) et Zeharia (1-16) qui ont annoncé la reconstruction du Beit Amikdash (le Temple de Salomon), la porte derrière la bien aimée hésite représentant ainsi la porte du Ciel.
Et dans un autre midrash Rabbi Zeira après une altercation avec un Israélien de souche au shouk (marché) et une explication de son maître, de regretter "Si seulement le peuple était monté (en Israël ) comme une muraille" alors le Second Temple n'aurait pas été détruit. Car à force d'hésiter et de ne pas ouvrir à Dieu qui frappe à la porte de l'histoire, et qui déplore « Pourquoi suis-Je venu et n’ai trouvé personne? , J’ai appelé et personne n’a répondu ? »Isaïe (50-2) Sirus a décidé que les Juifs qui n'étaient pas retournés en Israël ne pourraient plus partir. A force d'avoir attendu, quand la bien aimée décide finalement d'ouvrir finalement à son amant, celui-ci est parti, l'occasion a été manquée et la critique allégorique de cet épisode consiste en une rédemption avortée.
En première lecture la bien aimée faisait à son amant des reproches, somme toute légitimes. Mais s'il est assez attentif pour tendre l'oreille à ces plaintes alors , entre les lignes, derrière les reproches elle lui murmure une confidence qu'elle ne peut pas lui dire tout haut, une peur intime quant à son devenir, elle confie malgré toutes les critiques qu'elle à l'égard du bien aimé elle lui fait assez confiance pour lui confier cette peur toute personnelle, sans lien avec lui. C'est une confidence chuchotée qui ne peut être ouïe que derrière les lignes, qu'elle lui murmure dans l'espoir qu'il puisse entendre une autre réalité que la sienne. Si dans un rapport d'altérité telle une dispute une dispute le bien aimé arrive à entendre l'Autre alors il pourra percevoir cet Autre dans l'indépendance de son identité.  Saura t'il lui qui est tout à son euphorie d'une royauté nouvellement et légitimement acquise, saura t'il lire entre les lignes et percevoir le vécu de l'Autre?

 

En résumé dans cette scène où la bien aimée refuse d'ouvrir la porte elle signifie trois choses à son amant: elle récuse l'asymétrie du rapport amoureux, elle veut non pas qu'il vienne par hasard mais que lui aussi la cherche par amour, elle critique sa manière nouvelle de gouverner et souhaite qu'il la voit pour ce qu'elle est, une fille de noble race qui a une autre légitimité que la sienne mais tout aussi forte et elle également lui confie sa peur ses doutes quant à la perte de sa royauté.

 

III le cauchemar


La bien aimée malgré toutes les raisons, somme toutes légitimes, du moins audibles, de laisser porte close, se lève, surmonte ses peurs et blocages va lui ouvrir. Mais son amant n'est plus là. Il est parti, surpris, déçu, blessé dans son orgueil de roi et d'amant. Il n'a pas imaginé une seconde qu'elle puisse refuser de lui ouvrir. Lui qui jusqu'alors lui avait imposé son rythme et l'avait fait patienter encore et encore n'a pas eu la patience de s'adapter au sien et d'attendre. Il a fait un pas vers elle en pensant répondre à sa demande et il attend un résultat immédiat. Pour un homme de cette stature royale, habitué des honneurs et dont la présence est sans cesse demandée il est certainement très déroutant de se faire rejeter, et qu'elle affirme la légitimité égale de son statut royal, de son droit de sang, en lui rappelant qui elle est. Et en tant qu'amant habitué à avoir été suivi, supplié et adoré par elle, le fait que pour une fois les rôles se soient inversés que ce soit lui en demande, le rejet est tout aussi difficile à entendre. Elle se plaignait sans cesse de ne pas le voir et qu'il ne vienne pas, et bien le voilà  semble t'il dire En lui fermant sa porte, du moins en prenant un peu trop de temps à l'ouvrir pour son impatience, il a l'impression qu'elle le mène par le bout du nez et c'est en général l'interprétation avancée dans les études de ce passage qui prennent davantage le point de vue masculin du malheureux qui paraît injustement éconduit. C'est un roi qui plus est il n'a pas que cela à faire que de céder à ce qu'il lit comme un caprice, alors que c'est lui qui arrive au milieu de la nuit et attend qu'elle lui ouvre parce qu'il le demande, lui qui est roi, qui est surchargé de rendez vous avec des hommes importants perdrait son précieux temps à regagner la confiance qu'il n'a même pas conscience d'avoir perdue? Il doit gérer les adversaires politiques externes, les ennemis internes et elle a l'immaturité de jouer les princesses, alors qu'il est venu avec la joie légère et sincère de la voir. Il croit qu'elle "joue" à le faire languir et à se faire prier sans comprendre que ce n'est pas un jeu, sans comprendre que la distance qu'il a instaurée entre eux du fait d'avoir toujours reléguée son aimée au bas de ses priorités a eu des conséquences profondes et que sa bien aimée ne peut pas, n'arrive pas à parcourir cette distance d'un saut sous prétexte que lui est, pour une fois, venu à elle. Sa réaction lui apparaît théâtrale, précieuse et ridicule.
On pourrait penser qu'il a la capacité émotionnelle d'une petite cuillère (les vrais savent) mais peut être qu'il a simplement la mémoire d'un poisson rouge c’est-à-dire qu'il vit au présent, il ne contextualise pas la scène. Pour lui c'est très simple, elle se plaignait continuellement que l'asymétrie amoureuse, que ce soit elle qui le cherche et non l'inverse. Il vient. Elle joue la précieuse ridicule, se fait languir et désirer. Il n'a pas que cela à faire et il n'est pas un chien que l'on soumet à des caprices. N'ayant pas, jusqu'alors été "attentif au réel" pour reprendre une expression d'Eliane Amado Lévy Valensi il ne peut l'appréhender que superficiellement. Et c'est parce que sa lecture de la réalité est superficielle qu'il juge la réaction de sa bien aimée superficielle.


Pour la bien aimée c'est alors un cauchemar sur toutes les grilles de lecture.
Au niveau de la réciprocité amoureuse, il n'est pas "venu" à elle, il n'était pas dans la recherche de sa bien aimée comme elle le fût. Il n'a pas compris ni intégré la souffrance de ce sentiment d'asymétrie, et n'a pas eu la patience d'attendre qu'elle arrive à lui ouvrir, il ne sait d'ailleurs pas qu'elle a fini par lui ouvrir, il est parti, retiré dans son orgueil d'avoir été blessé dans son égo de roi et d'amant il est parti. Elle n'a jamais voulu que de le revoir, et qu'il l'aime autant qu'elle l'aime, elle a rejeté l'asymétrie de leur relation telle qu'elle était, mais ne l'a jamais rejeté lui. Maintenant pour ne pas le perdre définitivement elle doit, elle qui refusait de se lever et de se salir les pieds, le chercher dehors au milieu de la nuit, désespérée elle retombe dans la supplication, l'humiliation, la honte.
En partant il la met alors dans une double impasse. Soit elle accepte l'asymétrie en silence ce qui signifie accepter d'être elle en demande et à sa recherche la plupart du temps tout en lui ouvrant immédiatement quand lui décide qu'il a décidé de la voir; ou bien quand la souffrance née de ce déséquilibre affectif devient trop douloureuse et qu'elle essaie de stopper cette inégalité, de lui faire comprendre que ce n'est pas seulement quand lui veut, qu'elle ne lui ai pas acquise; par un moyen plus radical puisque le lui dire n'avait précédemment pas marché, alors il part. Elle est donc condamnée soit à souffrir cette asymétrie en silence soit à le perdre. Sa disparition la plongent dans une telle détresse que pour ne pas le perdre définitivement elle s'humilie bien davantage que tout ce qui a précédé et part le chercher dehors dans la nuit en suppliant à qui veut l'entendre de lui faire passer ce message, quelle est malade, malade d'amour.
C'est une escalade dans le rapport de force. Escalade non consciente et non plus voulue mais pourtant bien réelle. Au départ c'était elle qui se sentait humiliée, rejetée du fait qu'elle était toujours dans l'attente amoureuse et qu'il n'y avait pas réciprocité de sa part à lui. Quand cette asymétrie et la souffrance engendrée sont devenue trop fortes elle ne lui a pas ouvert la porte du moins pas immédiatement et c'est lui qui s'est senti rejeté et humilié. On assiste alors à un cran encore au dessus où pour ne pas le perdre définitivement elle est forcée de s'humilier encore davantage à ses pieds que ce qu'elle était au début. C'est exactement le contraire de ce qu'elle aurait souhaité qu'il se passe. Ce qu'elle espérait depuis le début c'était que lui aussi affirme son affection avec la même passion qu'elle affirmait la sienne. Elle se retrouve dans une situation pire que tout ce qui a précédé, elle est à terre et à ses pieds, à lui courir après dans l'attente encore une fois, à lui dire qu'elle l'aime, à la folie jusqu'à en être malade et à espérer un signe de sa part.
Au niveau de son statut royal c'est également un cauchemar. Elle qui est une fille de roi, qui est déchue du trône, elle qui n'est pas habituée à "se salir les pieds" et à sortir sans être présentable  la voilà qui se retrouve dehors en tenue de nuit à courir après son amant de roi, à en pleurs demander à quiconque elle croise si on l'aurait vu. Elle se fait attraper et frapper par les gardes qui ne la reconnaissent pas, telle Antigone après avoir couvert le cadavre de son frère Polynice se fait frapper par les gardes qui ne reconnaissent pas en elle la fille d'Œdipe et est conduite face au roi (et ex futur beau père) Créon. La maréchaussée de la ville la maltraite et lui enlève la mantille qui couvrait ses cheveux. Soulignons qu'à l'époque il était extrêmement déshonorant pour une femme de découvrir sa chevelure, d'autant plus pour une fille de la noblesse et c'est pourquoi il s'agit d'un acte violent et humiliant que de lui confisquer ce qui symbolise ce qui lui restait d'honneur.

Un autre évènement témoin de son humiliation est qu'elle est contrainte à demander aux filles de Jérusalem de l'aider à retrouver son bien aimé. Non seulement elle est conscience du potentiel de rivalité amoureuse (au début de Chir Achirim (1-3) elle racontait que toutes les jeunes filles sont amoureuses de son amant. De plus ce sont des jeunes filles et c'est une femme. Mais surtout ce sont des filles de Jérusalem. Jérusalem est la ville du roi David. Son bien aimé de roi, qu'il s'agisse de David lui-même de son fils Salomon ou d'un descendant est , c'est notre hypothèse de départ,  de la lignée de David. La bien aimée lutte pour faire reconnaître la légitimité de on statut et de la noblesse de sang, celle de Shaul?, alors qu'elle même reconnaît le statut royal de son aimé et les filles de Jérusalem sont de par le nom par lequel on les désigne clairement du côté de son amant roi de Jérusalem. La voilà réduite à leur demander de l'aide et leur montrer sa vulnérabilité politique, ses pieds salis, son absence de unique et ses doutes.
Et les filles de Jérusalem ( les nations du monde dans l'interprétation allégorique) que de demander ce qu'il a de plus que les autres amants ce bien aimé lui qui n'est pas là pour t'aider, et d'ailleurs quelques versets plus loin où est il où a-t-il tourné?, sous entendu pourquoi t'as t'il abandonné "toi la plus belle des femmes"/ toi le peuple paraît il choisi par Dieu lui même? Si tu es bien son aimée/ le peuple élu alors où est il cet amant si extraordinaire quand tu te fais frapper? Où est il le Dieu d'Israël quand son peuple vit son heure la plus sombre? La bien aimé exprime tout d'abord dans une description magnifique de son amant tout l'amour mais surtout également le respect, l'admiration profonde et sincère envers son amant de roi, dont elle, contrairement à lui, a toujours reconnu la majesté et la grandeur. En lecture allégorique cette célébration de l'être aimé dans toute sa majesté et à l'heure du désespoir peut se rapprocher de la célébration du nom de Dieu, un texte appelé kaddish qui bien avant d'être qualifié de "prière pour les endeuillés" est avant tout la célébration du nom divin. Quand l'incompréhension est devenue trop grande face à un réel inacceptable mais que l'amour demeure sans logique il ne reste qu'à placer sa confiance dans la gloire de la divinité plutôt que de chercher des fausses réponses et des demi-vérités et commeme l'a enseigné Raoul Spiber blasphémer Dieu ou l'humain. C'est ce que fait la bien aimée. Elle reconnaît qu'il s'est éloigné, qu'il est "descendu dans son jardin", qu'il s'est retiré dans son identité, ses environnement. Mais elle affirme également cette certitude: "mon bien aimé est à moi et moi je suis à lui". Elle ne sait pas pourquoi ni comment mais elle est confiante qu'un jour adviendra cette symétrie grammaticale et amoureuse et que l'amour viendra aussi de son initiative à lui. Je ne sais pas pourquoi le passé ni comment l'à-venir viendra mais je sais qu'il viendra. Mais je sais une chose "dodi li veani lo". Tout comme le peuple juif au milieu de sa détresse et de son incompréhension ne savait ni pourquoi ni comment cela s'accomplira mais continuait à croire en la promesse que Dieu avait faite à son peuple :"Je ramènerai les captifs de mon peuple Israël; ils restaureront leurs villes détruites et s'y établiront, planteront des vignes et en boiront le vin, cultiveront des jardins et en mangeront les fruits. Je les replanterai dans leur sol, et ils ne seront plus déracinés de ce sol que Je leur ai donné , dit l'Eternel" "Les nations reconnaîtront que c'est moi, l'Eternel, qui ait rebâti les décombres, replanté le sol dévasté, moi qui l'avait annoncé et qui l'ai accompli!" "les hommes vieux et les femmes âgées s'assiéront a nouveau dans les rues de Jérusalem, leur canne a la main, et les rues se rempliront des cris des petits garçons et des petites filles jouant devant eux! La chose sera merveilleuse aux yeux de Mon peuple, mais à Mes yeux aussi elle est sera merveilleuse"(Ezéchiel 13-36. 'Zekharia 8, 4 et 5 et Amos 9)

 

 

 


IV Retrouvailles

 

1/ la réciprocitée amoureuse enfin trouvée

Le troisième et dernier retournement de situation est pour le moins inattendu. On ne sait pas exactement comment mais les deux amants se retrouvent et sont pour la première fois sur la même longueur d'onde, l'asymétrie a disparue et le bien aimé a enfin compris il fait preuve d'un véritable élan amoureux et reconnaît le statut de la bien aimée qu'il regarde dorénavant avec autant de respect et d'admiration que le regard qu'elle a toujours porté sur lui.
Au niveau du rapport amoureux notre berger et roi n'a certes été jamais avare de lyrisme mais il n'avait jamais été aussi loin dans ses compliments qui cette fois dépassent de loin la beauté physique de son aimée. On pourrait aisément avancer qu'il va trop loin dans le compliment, qu'il en fait trop. Mais cette apparente exagération n'est peut être que le souci d'un rééquilibrage et la volonté de montrer qu'il est décidé à rattraper par son élan la distance auparavant instaurée de son fait. Il la met au dessus de toutes ses rivales qu'elles soient les favorites royales ou les reines elles mêmes. "Un Roi serait enchaîné par ces boucles (de cheveux) (5-7). Malgré ses occupations de roi il est aujourd'hui aussi enchaîné, épris par elle qu'il ne l'était jadis par ses responsabilités royales. On ressent même une forme de gêne, de retenue mais une retenue qui n'est pas un retrait mais peut être une culpabilité, un regret. Le bien aimé peine à soutenir son regard "Détourne tes yeux de moi, car ils me jettent dans des tourments".(6-5). Il a du mal à la regarder dans les yeux car il saisit maintenant ce qu'il n'avait précédemment pas compris auparavant. Les tourments dans lesquels les yeux de la bien aimé le jettent sont moins les siens que les tourments que son amante a vécu, et qu'il revit lui même par ses yeux après coup à mesure qu'il en prend conscience à travers  le regard de l'Autre, reflet de la subjectivité d'un Autre que soi à laquelle il était jadis aveugle.
Cette évolution amoureuse se retrouve dans ce que l'on pourrait qualifier de "refrain" du Cantique, le célèbre "ani ledodi vedodi li" "je suis à mon bien aimé et mon bien aimé est à moi" et qui si il est répété à trois reprises, avant l'épisode des retrouvailles manquées, juste après, et enfin à la fin lors des retrouvailles.

La  première apparition du verset dans la première partie du Cantique reflétait l'a-symétrie de par sa structure grammaticale qui commence par "ani=Je" (suis à mon bien aimé) où l'initiative amoureuse  venait d'elle. Si l'on traduit par "je suis à mon bien aimé",  la particule ל  (à) qui exprime en hébreu la direction suggère que l'on pourrait littéralement traduire par "je suis vers mon bien aimé" comme dans le célèbre "leh leha" (va vers toi)  avrahamique repris et féminisé dans le cantique  par "lehi lah". 

(C'est d'ailleurs en ce sens qu'est interprété l'acrostiche du mois de  Eloul qui reprendrait les initiales de ce célèbre verset . Selon la parabole et l'interprétation de Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi "l’homme entreprend de se rapprocher de D.ieu, fait le premier pas vers D.ieu ("je suis à mon bien aimé)  ce que le Zohar appelle en araméen itarouta diletata, c’est-à-dire le « réveil d’en bas », alors que « mon Bien-aimé est à moi » désigne l’initiative de D.ieu de Se rapprocher de l’homme, appelée dans le Zohar itarouta dileeila, « le réveil d’En-haut », D.ieu se rapproche de lui (comme le dit le Talmud (Yoma 39a) : « Lorsque l’homme se sanctifie en bas, il est sanctifié d’En-haut. ») (lien en bas de page).  Selon la structure des rimes embrassées de ce premier "je suis à mon bien aimé et mon bien aimé est à moi"  le bien aimé est entouré de l'amour de la bien aimé, le verset commençant par Je (Ani) et finissant par A moi (Li)) le bien aimé est ainsi enveloppé et n'a qu'à se laisser porter par la Shoulamite. Certes l'amour de son amant  répondait symétriquement à l'initiative de sa belle ("et mon bien aimé est à moi") mais de manière passive, par réaction, comme le souligne l'interprétation de Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi.
Le seconde fois que ce célèbre adage apparaît survient juste après les retrouvailles manquées, quand la bien aimée affirme sa certitude face aux filles de Jérusalem  que lui aussi l'aime aussi fort qu'elle. Ici les termes  inversés "mon bien aimé est à moi et je suis à lui" ne témoignaient pas encore d'une réalité vécue. Cette affirmation lancée à la face de ses rivales  au moment le plus sombre et instable du Cantique reflétait la croyance tenace en l'accomplissement future d'un avenir dans lequel l'initiative viendrait du bien aimé et où c'est elle qui y répondrait.
Et le troisième, lors des retrouvailles inespérées. "Je suis à mon bien aimé et vers moi il est épris" exprime enfin et seulement une véritable symétrie. Les termes sont différents car chacun exprime son affection à sa manière propre mais l'initiative amoureuse est commune. Cette fois la symétrie est réellement parfaite, les deux amants se cherchent et se trouvent, sont à la fois sujets et objets de l'élan amoureux, l'expriment  à leur manière propre, et vont à l'encontre l'un et l'une de l'autre après être allés à la rencontre de soi. La réalité accomplie dans des termes plus forts et concrets encore.


Le choc de la porte qui ne s'est pas ouverte (le bien aimé n'avait pas vu qu'elle lui a finalement ouvert sa porte car n'ayant pas une seconde imaginé qu'elle ne puisse lui ouvrir à son amant et roi il est parti immédiatement blessé dans son orgueil), ce choc a été tel que le bien aimé a du se confronter à ce que signifiait ce qu'il a pris pour un rejet de sa personne quand il s'agissait d'un rejet de la relation telle qu'elle était. La manière dont il s'était présenté à la porte témoignait que s'il était bien là physiquement, il n'avait pas accompli de chemin, il n'était pas venu vers elle, n'avait pas fait l'effort de la chercher, elle dans sa singularité, de savoir qui elle est, ce dont elle a besoin, d'établir un dialogue et par là de voir l'Autre. Si elle lui avait ouvert à ce moment là alors que tout dans cette venue inopportune au milieu de la nuit reflétait et renforçait l'asymétrie de leur relation, si elle lui avait ouvert la porte comme il le prenait pour acquis alors non seulement il n'aurait jamais compris mais cela aurait également poussé la dysmétrie si loin qu'il eût été impossible de revenir un jour à un dialogue entre deux sujets égaux et dissemblables. Il y avait besoin de stopper cette inégalité qui menaçait leur amour, de poser des limites à cette distance qui grandissait de manière insidieuse quitte à agrandir cette distance mais de manière consciente. Les tentatives de dialogue de la bien aimée ayant précédemment échoué, la prise de conscience ne pouvait alors advenir que de manière brutale. Cela aurait pu signer la fin de leur relation, le bien aimé aurait également pu ne jamais comprendre mais ce choc l'a obligé à devoir prendre une décision quant à cette relation qu'il vivait dans la passivité.

 

2/ la reconnaissance de sa légitimité royale

Mais c'est au niveau de l'admiration et de la reconnaissance de sa légitimité de sang que le changement est le plus perceptible et l'amour en est la conséquence car si l'on peut facilement ressentir de la passion mêlée d'affection, l'amour véritable est indissociable et conséquent du respect.
On peut ressentir ce changement général de ton quant à l'admiration.

Lors de l'épisode des retrouvailles manquées la bien aimée lasse de voir son amant de Roi la considérer comme moins noble qu'elle ne l'est réellement lui rappelait, nous l'avons vu, que de par son statut elle ne peut se salir les pieds à lui ouvrir quand elle les as préalablement lavés. Cette fois le bien aimé témoigne qu'il a parfaitement compris. "Que tes pieds sont beaux dans tes sandales fille de noble race!" (7-2). En reprenant cette allusion des pieds, le bien aimé reprend l'exemple des pieds qu'elle lui a opposé lors de leur dernière rencontre avortée et lui montre ainsi qu'il l'a écoutée et comprise. Mais il ajoute "fille de noble race" ce qui parait à première vue inutile du fait que seuls les nobles ne marchaient pas pieds nus. Par cette insistance il veut prouver qu'il complimente pas seulement la beauté physique mais que cette beauté ne fait que souligner la noblesse qui est la sienne et qu'il reconnaît maintenant. Il lui dit en substance qu'il a bien compris qu'il est déshonorant pour une femme de son rang de se salir les pieds et qu'il voit qu'elle porte des souliers afin de ne pas marcher pieds nus en d'autres termes il est conscient de la noblesse de sa naissance et sa légitimité.

Il y a également l'accent porté sur la mère de la bien aimé. Que les deux amants soient demi frères et sœurs ou seulement - si l'on puis dire- proches parents, ils sont liés du côté paternel et c'est leur ascendance maternelle qui diffère et pose problème, c'est la noblesse de sa mère qui posait problème au bien aimé jusqu'aux retrouvailles où il reconnaît qu' "elle est unique pour sa mère, elle est la préférée de celle qui l’a enfantée. Elles l’ont vue, les filles, et l’ont félicitée ; les reines, les concubines, et l’ont louangée." (6-9).
A noter qu'elle regrette qu'ils n'aient pas la même mère. "Oh! Que n'es-tu mon frère? Que n'as-tu sucé le lait de ma mère? Alors, en te rencontrant dehors, je pourrais t'embrasser, sans que pour cela on me méprise. Je te conduis, je te fais venir à la maison de ma mère. Initie-moi. Je t’abreuve de vin parfumé , du jus de ma grenade". (8-11 et 12). Si son bien aimée de roi reconnait enfin la noblesse de son rang royal elle reste malgré tout privée de la couronne et reste aux yeux du peuple une femme dune lignée déchue (de Shaul?). Alors que lui fait partie de celle de David, si ce n'est David lui-même ou Salomon son fils. De plus elle a de par sa naissance des qualités qu'il n'a pas et réciproquement: Lui de par son mérite et par sa réalité actuelle bien que nouvelle de roi peut "l'initier", lui réapprendre à gouverner. C'était, on s'en souvient l'une des peurs qu'elle exprimait par "j'ai enlevé ma tunique comment pourrais je la remettre", dans la lecture allégorique et interprétation de Rabbi Yohanan. Comment fera elle comment fera Israël quand le moment adviendra de revêtir de nouveau les habits royaux après tout ce temps sans souveraineté? Quant à elle, elle peut de par la noblesse de son sang, lui faire boire le "vin parfumé" c’est-à-dire lui faire goûter ce que seule le savoir et la richesses transmises sur plusieurs générations peuvent apporter et qu'aucun roi, aussi puissant ou sage soit il, ne peut acquérir par sa seule personne, sans ce qui donne au vin un parfum, c’est-à-dire le temps et l'expérience la richesse d'un vignoble quand bien même cette vigne fût elle provisoirement inexploitée, comme c'est son cas.

On se souvient justement qu'au début du Cantique la bien aimée se plaignait qu'elle n'avait pu s'occuper de cette vigne - métaphore de la royauté? - du fait que ses (demi-)frères, l'un d'eux étant le bien aimé lui même, l'avaient obligée à garder leurs vignes, peut être une allusion que la couronne était passée de sa lignée, celle de Shaul à celle de David berger et roi. A la fin du Cantique la bien aimée déclame "Je suis descendue dans le verger aux noyers, pour voir les jeunes pousses de la vallée, pour voir si la vigne avait bourgeonné" (6-11). Puis plus loin "De bon matin, nous irons dans les vignes, nous verrons si les ceps fleurissent, si les bourgeons ont éclaté, si les grenades sont en fleurs. Là je te prodiguerai mes caresses."(7-13). Et enfin " Salomon avait une vigne à Baal-Hamon; il donna la vigne à des fermiers, dont chacun devait apporter mille sicles pour les fruits. Ma vigne à moi est là, sous mes yeux: à toi, Salomon, les mille pièces d'argent, plus deux cent pour ceux qui en gardent les fruits". (8-11 et 12).
La bien aimé ne garde plus le vignoble de ses frères mais le sien propre, elle peut y descendre et y inviter son amant pour l'y aimer. Elle lui rend la somme d'argent y correspondant et ajoute le montant pour payer ceux qui la gardent. En d'autres termes tout en reconnaissant pleinement la légitimité de la royauté de David et ce depuis le début, elle s'en émancipe complètement et se consacre désormais à son propre vignoble, de manière libre et indépendante.
A noter qu'il n'est pas mentionné que la vigne de la bien aimée aurait finalement fleuri ou donné son fruit. Selon notre tradition aux temps traduits par messianiques, deux messies viendront le messie fils de David et le messie fils de Yossef. Peut être les retrouvailles finales des amants conduit à cette réunion d'une dualité qui date des deux femmes de Yaakov Rachel et Léa et qui se poursuit jusqu'aux deux messies. D'un côté l'amour pour Rachel et ses fils, amour naturel, acquis mais qui laisse la sensation d'inaccompli et d'interrompu.
Rachel aimée dès le premier regard par son mari mais morte en couche, enterrée non pas à Hevron mais sur le bord de la route, et "qui refuse d'être consolée".
De l'autre l'amour pour Léa et ses fils, amour non évident et qui doit sa réussite à long terme aux efforts pour le mériter, elle a persévéré jusqu'au bout. Léa, épousée par Yaakov malgré lui, non aimée mais qui donnera naissance aux tribus de Yehouda et Lévy, les deux plus importantes tribus d'Israël alors que l'histoire de Rachel reste inachevée ainsi que les périples de ses descendants de Shaul déchu par David à Yossef en passant par Mordehay qui sont toutes des figures d'exil. Mordehay par exemple bien qu'héros des évènements de Pourim et alors que le peuple était dans l'allégresse de sa survie miraculeuse, n'a pas encouragé le peuple a monté en Israël "comme une muraille" comme nous l'avons rappelé le plus haut. C'est selon l'allégorie la bien aimée le peuple juif qui n'a pas immédiatement ouvert quand Dieu de l'histoire. Si tous les juifs étaient montés en Israël à l'époque perse, nous dit le Midrash, le deuxième temple n'aurait jamais été détruit. Et c'est pourquoi nous dit le Talmud on ne récite pas la bénédiction festive du  Hallel à Pourim et pourquoi le récit de Pourim commence par ויהי vehi, qui "annonce toujours un grand malheur" selon la Gemara car il s'agit d' un futur transformé en passé, d'une rédemption finale avortée en rédemption éphémère, sur la route. Le dernier descendant de Rachel et de ses enfants, le Messie Ben Yossef mourra de manière non naturelle puisqu'il sera tué pour être remplacé par le Messie ben David, descendant de Léa. 


A l'inverse nombre de descendants de Léa sont des accomplissements qui sortent du cours naturel des choses, de David à son arrière grand-mère Ruth en passant par Rabbi Akiva. Celui-ci, simple berger qui grâce à sa Rachel qui venait d'une famille très prestigieuse acceptant d'être déchue et appauvrie pour faire de son amant un Roi dans le monde de la Torah. Rabbi Akiva ne peut qu'affirmer que le Cantique des Cantique est le sacré des sacré de tous les textes bibliques.
Un espoir demeure pour Rachel. "Ainsi parle Hachem: que ta voix cesse de gémir et tes yeux de pleurer, car il y aura une compensation à tes efforts, parole de Dieu ils reviendront du pays de l'ennemi. Et il y a de l'espoir pour ton avenir, parole d'Hachem, tes enfants rentreront dans leur domaine" Livre de Jérémie 31:14-16. Peut être que la vigne de la bien aimée finira par fleurir.

 

Conclusion

Nous pouvons émettre plusieurs hypothèses quant à l'identité des amants. L'hypothèse la plus partagée serait que l'auteur de Chir Achirim serait le Roi Salomon. Salomon écrit il sa propre histoire ou bien celle de son père David puisque bien aimé et David s'écrivent de manière identique. Serait ce avec Avichag ou Michal fille de Shaul qui aimait David plus que lui ne l'aimait mais qui lui rappelait elle fille de Roi comment un Roi doit se tenir, et qu'il a retrouvée plus tard. Ou bien à l'inverse l'auteur du Cantique serait il David lui-même ce berger devenu Roi et qui par son mérite remplacé la prestigieuse lignée de Shaul dont il a épousé les filles et auquel cas ce serait David qui écrirait ce récit d'amour et de sagesse pour son fils Salomon. On lirait alors "Chir Acher leShlomo" Cantique non pas par Salomon mais pour Salomon.
Dans l'émission "à l'Origine Berechit" Julien Darmon explique que "dans l'Antiquité on attribuait un auteur à un texte et non l'inverse c’est-à-dire que l'auteur est une grille de lecture, une grille d'interprétation du texte"
Peut-être que l'identité des personnages c'est toutes ces identités, que la réponse c'est la question autant pour l'identité des protagonistes que pour la lecture allégorique, littérale ou les deux que l'on en a. Car comme le rappelait Saadia Gaon, commentateur du 9ème siècle, le Cantique des Cantique "est une serrure dont on a perdu la clé".

 

 

 

 

 


• https://fr.chabad.org/library/article_cdo/aid/2304441/jewish/Ani-leDodi-veDodi-li-11.htm Elloul acrostiche du verset Ani le dodi veDodi li

https://www.facebook.com/notes/elie-kling/et-vous-trouvez-ca-dr%C3%B4le/10150692757965616/ Pourim la rédemption ratée par Elie Kling

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