Le Verrou Jean-Honoré_Fragonard_009

Debunk: Le Verrou de Fragonard. En quoi cette œuvre est elle problématique? Comment l'aborder?

Déverrouillage d'une œuvre.

J'ai tenté de défendre que si ce tableau est un chez d'œuvre il n'est pas la représentation d'une scène galante (donc consentie) entre deux amoureux. Mais celle d'une scène où un homme contraint une femme à céder à son désir.. C'est une peinture que l'on décrit comme galante (et qui est peinte dans ce but) car le refus féminin et la viol-ence qui résulte à ne pas respecter ce refus, était à l'époque de Rousseau (et reste encore) érotisées et particulièrement dans la culture française.

Il ne s'agit nullement de porter un jugement moral anachronique. Mais au contraire de recontextualiser l'œuvre dans son contexte artistique, historique et social, de l'ancrer dans son époque avec ce que cette époque comporte d'apports mais aussi de travers.

C'est un devoir éthique mais également intellectuel: car à sacraliser l'art en le mettant au dessus de toute morale mais également en le déracinant de son contexte pour le faire surplomber son époque, il en devient hors sol et désincarné.

Il m'apparaît donc intéressant et nécessaire d'identifier et d'étudier en quoi cette oeuvre met particulièrement en exergue les mécanismes français du concept ce que l'on apelle aujourd'hui culture du viol mais qui était particulièrement spécifique du siècle de Rousseau.

Ce tableau peint par le peintre Jean-Honoré Fragonard en 1777 et aujourd'hui exposé au Musée du Louvre représente un homme qui d'une main tient la taille d'une femme qui le repousse, et qui de l'autre main ferme le verrou de la chambre. Le lit est en désordre, l'homme a enlevé ses habits il est en chemise et caleçon de l'époque, la femme a perdu les rubans de sa chevelure, une pomme (encore entière) est posée sur la table, un bouquet de fleurs est à terre ainsi qu'une chaise renversée. On retrouve dans la peinture de Fragonard l'influene de Boucher son maître.

Difficile au premier regard de ne pas voir ce tableau comme la représentation d'un viol, futur ou passé. "Le viol" fût d'ailleurs la manière dont ce tableau fût longtemps surnommé. Aussi bien la femme que l'homme sont explicites dans leur attitude, l'une dans sa résistance (inutile si l'on veut se référer à une autre oeuvre du même peintre) et le second dans sa détermination et son désir. Sont présents notamment une chaise renversée, le symbole de la pomme illustrant ce que la tradition chrétienne (et non juive) considère comme le "péché originel" et les fleurs tombées au sol symboliseraient aux dires des experts "la perte de la virginité", le dénouement sans issue. Sont également rapportées la forme des draps (dans lesquels s'esquisserait le dessin d'une poitrine féminine) et les rideaux écarlates qui symboliseraient, un sexe féminin pour les uns et pour les autres un phallus à l'envers effleurant la fameuse pomme de son extrémité. Se trouve bien sûr le verrou qui donnera son titre au tableau dont autant le symbole que la définition ("dispositif fixe qui commande la fermeture d'une porte ou d'un châssis, coulissant entre deux crampons pour pénétrer dans la gâche (...) actionné par un mouvement de va-et-vient" encouragent à penser qu'il n'est pas ici question de passion amoureuse. Le fait que Fragonard soit aussi l'auteur de "La résistance inutile" dont la scène et le nom ne vont que plus explicitement dans le sens de la représentation d'un viol.

Pourtant certains récusent la violence du tableau et préfèrent y voir une scène amoureuse (donc consentie) entre deux amants passionnés. On qualifie ce tableau de "chez d'œuvre érotique" on parle de "jeu coquin ou libertin typique d'un certain "amour à la française". Ce tableau a d'ailleurs été choisi comme affiche de l'exposition au musée du Luxembourg à Paris en 2015 2016.

L'ironie est que généralement les arguments apportés ceux qui continuent à qualifier ce tableau de scène galante ou d'adjectifs du champ lexical amoureux et non d'agression sont justement des arguments qui reflètent les mécanismes de la culture du viol.

Par exemple:

-Le lit est déjà défait donc nous sommes dans le cas où le couple a déjà eu un rapport cela ne peut pas être un viol.

On rappellera que le viol, conjugal inclu, est un rapport sexuel non consenti, qu'importe que le couple soit marié ou non ou vienne d'avoir un rapport. Si celui çi n'est pas consenti c'est un viol.

-Autre argument: La femme a l'air certes de résister mais son visage ne semble pas particulièrement effrayé, on pourrait même croire qu'il exprime une certaine béatitude. Ce n'est donc pas un viol. C'est le classique "s'est elle assez défendue?" "Pourquoi n'a elle pas (assez) crié-frappé?"

-Mais surtout et ce qui revient est que cette œuvre donne une impression de volupté. Oui. Pourtant il est difficile de ne pas voir un rapport imposé de force. Alors pourquoi cette œuvre explicitement violente dégage malgré tout une atmosphère érotique? Car le regard masculin et plus particulièrement français et post Lumières érotise la violence. Le non féminin, le refus feint ou non, le rapport de force de prédateur-proie font partie intégrante de ce qui ferait le sel d'un rapport sexuel digne de ce nom (d'où le cliché tenace et encore actuel que lorsqu'une femme dit non, elle veut quand même un peu dire oui ou que si l'homme sait la forcer un peu elle finira par céder et par en être amour-heur-euse).

Ce tableau est particulièrement intéressant non seulement artistiquement mais également culturellement et historiquement car il reflète les spécificités particulièrement françaises, rousseauiste notamment, de l'époque, spécificités que l'on peut retrouver dans d'autres domaines artistiques, où les violences sexuelles font partie du jeu amoureux (du moins du je(u) masculin).

Mais pourquoi s'acharner autant à qualifier ce tableau par des termes tenant du champ lexical amoureux plutôt que de de recontextualiser l'oeuvre dans son époque et reconnaître qu'il représente le contraire cad un viol érotisé?

Tout d'abord il existe cette vision typiquement française que viennent des puritains outre atlantique qui n'auraient aucun goût pour l'art ni pour l'amour à la française, et encore moins pour les subtilités de l'art de l'amour. Certes par leur aspect philosophique la littérature clandestine et libertine des Lumières, de Diderot à Sade fût également un chemin vers la liberté et la diffusion des valeurs des Lumières (et chose ces écrits sous le manteau étonnantes furent précurseurs dans la place donnée à la voix des femmes!). Je recommande à ce sujet l'ouvrage "Philosophie des pornographes" (c'est un livre de philo ;) écrit d'ailleurs par l'une de professeurs de mon Université Paris Nanterre, Colas Duflot. L'apport philosophique et éthique surprenant des œuvres libertines aux valeurs de liberté (la philosophie de boudoir) n'est en rien contradictoire au fait qu'il existe également "une culture du viol à la française" (pour reprendre le titre de Valérie Rey-Robert) qui est caractérisée par l'érotisation du refus féminin qui devient presque indispensable, si l'on en croit Rousseau, à un rapport sexuel digne de ce nom. Ce que l'on retrouve parfaitement dans les œuvres de Fragonard.

Une autre caractéristique de la culture française est la valeur sacrée de l'art. Ceux, et surtout celles, qui critiquent ces œuvres d'art n'y comprendraient rien. C'est cet aspect de la culture française profondément ancrée qui permettait à Matznef de faire le récit de ses crimes pédocriminels son fond de commerce et des best sellers, d'être invité sur les plateaux télés et de n'être inquiété de ses actes qu'en 2020, soit 2 ans après metoo. Les rares critiques de l'époque n'étaient que le fait des puritaines ignorantes des subtilités de la littérature française. C'est cette même glorification de l'art qui amène à la consacration de Polanski lors des Oscars 2020 où il reçoit une récompense comme meilleur réalisateur (à noter que c'est l'homme et non l'oeuvre qui est récompensée) alors même qu'il est réfugié en France pour échapper à la justice américaine. Ce n'est pas parce que l'on se désole que l'amour grivois du 18ème fut condamné pour des raisons religieuses ou de moeurs (alors qu'il fût d'un apport remarquable pour ce siècle) que les scènes de violence doivent paser pour de l'amour grivois.
Sous couvert de défendre l'art et ses subtilités les élites dites sociales et intellectuelles (des hommes donc) se couvrent dans un entre-soi qui permet de maintenir les mécanismes qui entretiennent et soustendent ces milieux dits éclairés. Il ne s'agit de séducteurs, de Don Juan voyons pas de violeurs: le le viol est un acte vulgaire pratiqué par le bas peuple, chez les gens éclairés il s'agit d'agression civilisée, que dis je de la séduction des Lumières, une scène galante où le refus féminin, qu'il soit ou non feint, constitue l'un des raffinements de l'art de l'amour à la française.

Ainsi lorsqu'une personne émet une critique à caractère éthique quant à une oeuvre artistique il est alors de bon ton (ce fut le cas lors de l'exposition au Musée du Luxembourf) lorsque l'on est un minimum cultivé d'utiliser subtilement un certan mépris de classe et déplorer le manque de nuances dans le jugement ou de sensibilité artistique des "sorcières woke-hystériques islamo-américaines, gauchistes vulgaires et incultes" (il s'agira bien sûr de l'écrire de manière alambiquée et paternaliste).

En fait l'une des peurs de ce milieu (outre celle de perdre ses privilèges et nottament leur liberté d'agir en toute impunité) est la peur de voir toutes les oeuvres d'art censurées de par un élément jugé mysoginen raciste ou discriminant. C'est le spectre de la "woke ou cancel culture" que l'on brandit à chaque fois que l'amorale est remise en question.
A mon sens cette peur est légitime mais non fondée. Car à part quelques exceptions les personnes émettant des critiques d'ordre social ou éthique ne souhaitent pas la censure de ces oeuvres mais qu'elles soient contextualisées et accompagnées d'une information permettant de comprendre ce qu'elles reflètent de ce contexte. On ne peut pas re-présenter ce genre d'œuvres sans présenter également leur aspect problématique. Il ne s'agit nullement de juger d'une oeuvre hors de son contexte culturel, historique et social. Au contraire il s'agit d'analyser l'oeuvre en la replaçant justement dans ce contexte. Il convient d'analyser ici comment le Verrou s'inscit dans l'éopoque de la philosophie du boudoir, du siècle des Lumières et de l'apport du libertinage aux valeurs de liberté, à celle des femmes également. Il s'agit également de comprendre comment sont mis en exergue les mécanismes d'érotisation de la violence qui perdurent jusqu'à aujourd'hui et comment on retrouve dans cette oeuvre autant l'influence de Boucher que de Rousseau.
En d'autres termes d'étudier l'oeuvre dans son contexte artistique mais également historique et social. On devient hors sol si on déracine l'œuvre des qualités et des travers de son époque, sous prétexte que c'est de l'art.

Qualifier un rapport sexuel imposé par l'un et subi par l'autre n'est pas un jugement moral. C'est une description factuelle qui correspond à une définition universelle. Le fait que cette description appelle éthiquement à un jugement moral n'enleve en rien sa factualité. Et c'est par peur de voir un justement moral anachronique que certains tentent de nier une factualité dérangeante pourtant explicite et qui était peut être davantage reconnue à l'époque qu'à la notre.
Aujourd'hui une certaine tranche sociale de la population a une peur panique que le bébé soit jeté avec l'eau du bain, car que toutes les oeuvres soient censurées, fassent l'objet d'un jugement moral anachronique etc. Ce faisant ils utilisent un raisonnement tout aussi manichéen que ceux qu'ils critiquent puisqu'ils gardent le bébé dans son eau souillée. Dans notre exemple le libertinage, l'amour grivois et la philosophie, littérature et peintures qui l'accompagnent ont eu sans conteste de nombreux apports moraux et intellectuels. Il n'y a pas non plus de doute sur le fait qu'une apparente et feinte résistance féminine faisait partie de jeux amoureux libertins et consentis. En revanche lorsque le refus feminin n'est pas feint, lorsque par exemple Valmont viole Cécile dans les Liaisons dangereuses (texte en bas de page) dans une scène dont Le verrou pourrait être l'illustration, il est éthiquement condamnable et intellectuellement grossier de faire rentrer cette scène dans l'amour grivois du 18ème. Que les termes choisis prennent le parti d'érotiser la violence ne doivent pas être jugés ne manière anachronique mais ne changent en rien la factualité de la scène, dans laquelle le personnage de Valmont est parfaitement conscient de ses actes, bien plus conscient de ceux qui se veulent aujourd'hui les grands défenseurs de l'art car Valomont lui n'avait pas peur de jugement moral et on peut lui reconnaître une certaine franhise dans son cynisme assumé.

Je suis intimement persuadée qu'il existe un problème sociétal symptomatique de notre "culture du viol à la française" lorsqu'une oeuvre telle que le Verrou est qualifiée, que ce soit dans le milieu artistique, dans les médias ou sur les réseaux, de "chez d'oeuvre de l'érotisme", de "scène galante", "coquine" "libertine", "amoureuse" sans allusion aucune à ce qu'elle et son titre décrivent aussi bien factuellement (ce que l'on voit) que symboliquement (l'analyse artistique d'un tableau): un viol. Un viol érotisé pour des raisons socio-culturelles qu'il serait plus intéressant d'étudier plutôt que de nier; et cela sans nier non plus la valeur esthétique du tableau. C'est oui un chez d'oeuvre. Mais non de l'érotisme. La violence de ce qu'il représente n'enlève en rien le génie artistique de Fragonard. Il n'y a pas de problème à exposer cette oeuvre. Il y en a à la faire passer pour ce qu'elle n'est pas, une scène d'amour entre deux amants, sous prétexte que c'est de l'art. La fonction de l'art n'a pas vocation à n'exposer que des choses galantes ou agréables.
Ainsi ce milieu intellectuel dit éclairé qui a fait tant de bruit à l'exposition du musée du Luxembourg et qui reproche aux critiques dites progressistes leur prétendu manque de nuances a un raisonnement tout aussi manichéen en n'imaginant pas qu'il fût possible de reconnaître et étudier les subtilités artistiques d'une oeuvre en émettant un jugement critique. Il y a à mon sens un devoir éthique de signaler le problème des légendes présentes sous un tel tableau, devoir d'autant plus fort dans le contexte actuel de violences sexuelles.
Je crois même que l'on peut étudier une œuvre pour ce qu'elle reflète de la société autant que son aspect purement artistique esthétique. (ici on peut par exemple apprendre comment cette œuvre reflète les mécanismes spécifiquement français d'une culture du viol universelle et ce sans que cela nous empêche d'admirer la technique du clair obscur et de l'influence de Boucher dans les oeuvres de Fragonard.

J'ose également former l'espoir que la critique éthique des oeuvres d'art puisse apporter un nouvel aspect épistémique à l'étude artistique.

Note:

L'une de mes amis Facebook qui se reconnaîtra et qui est un homme que je connais, estime et apprécie, a partagé ce tableau. Comme je le fais depuis plusieurs années, lorsque que quelque chose me dérange (et qui à mon sens relève surtout d'un phénomène de sociétébien plus que d'une réponse personelle); je préfère, plutôt qu'un commentaire pouvant potentiellement blesser; écrire un article qui me semble avoir un effet plus puissant mais également plus utile qu'un commentaire.

Liens et biblographie

https://youtu.be/sm-YR1mPKUI Jean Mineraud

Philosophie des pornographes par Colas Duflot

Une culture du viol à la française par Valérie Rey-Robert

"Après avoir calmé ses premières craintes, comme je n’étais pas venu là pour causer, j’ai risqué quelques libertés. Sans doute on ne lui a pas bien appris dans son couvent à combien de périls divers est exposée la timide innocence, & tout ce qu’elle a à garder pour n’être pas surprise : car, portant toute son attention, toutes ses forces, à se défendre d’un baiser, qui n’était qu’une fausse attaque, tout le reste était laissé sans défense ; le moyen de n’en pas profiter ! J’ai donc changé ma marche, & sur-le-champ j’ai pris poste. Ici nous avons pensé être perdus tous deux : la petite fille, tout effarouchée, a voulu crier de bonne foi ; heureusement sa voix s’est éteinte dans les pleurs. Elle s’était jetée aussi au cordon de sa sonnette, mais mon adresse a retenu son bras à temps.« Que voulez-vous faire », lui ai-je dit alors, « vous perdre pour toujours ? Qu’on vienne, & que m’importe ? A qui persuaderez-vous que je ne sois pas ici de votre aveu ? Quel autre que vous m’aura fourni le moyen de m’y introduire ? & cette clef que je tiens de vous, que je n’ai pu avoir que par vous, vous chargez-vous d’en indiquer l’usage ? » Cette courte harangue n’a calmé ni la douleur, ni la colère ; mais elle a amené la soumission. Je ne sais si mon ton lui prêtait de l’éloquence ; au moins est-il vrai qu’elle n’était pas embellie par le geste. Une main occupée pour la force, l’autre pour l’amour, quel orateur pourrait prétendre à la grâce en pareille position ?"
Extrait des Liaisons dangereuses, Pierre Choderlos de Laclos, p254

Laclos, Casanova et la culture du viol, ou du danger de fétichiser le XVIIIe siècle | Imaginaires du pouvoir et de la noblesse (XVIIIe-XIXe) (hypotheses.org)

Un viol disparaît : zone grise et mère coupable – ⋅ lecture ⋅ culture ⋅ genre ⋅ littérature ⋅ (wordpress.com)

Une culture du viol bien verrouillée. Debunk: Le Verrou par Fragonard

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