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Frumette à cheveux longs et idées courtes
1 novembre 2022

Itinéraire d'un prénom 1/3: Sarah, ''princesse-dirigeante"

Abraham-and-Sarah-400x555

Je m'appelle Sarah. Ce prénom, que j'aime beaucoup, est celui de la première matriarche et prophétesse de notre tradition. Il est chargé de sens et d'histoire. Depuis ma bat mitzvah (célébrée à 16 ans) pour laquelle on m'avait demandé de me pencher sur ce personnage je n'ai cessé de m'y intéresser. Puisque trois parachiot abordent cette figure biblique, chacune de ces trois semaines je présenterai un thème, à partir de ce prénom  :

  • Lech Lecha : la double aspiration universelle et particulariste du judaïsme . Pourquoi Sarah reste il un prénom juif alors qu'il a vocation de parler et d'être porté par des femmes de toutes les traditions ?

  • Vayéra : la tension entre les féminisme différentialiste et universaliste. Sarah signifie à la fois princesse et dirigeante. Féminité et pouvoir sont ils compatibles ? Existe il un type de pouvoir spécifiquement féminin ? Itinéraire d'un prénom: Sarah, ''princesse-dirigeante" Partie 2 - 

  • Hayé Sarah (en rouge): la question de la virginité féminine . La vie sexuelle ou son absence est elle discernable? Comment le commentaire de Rachi bien connu quant aux 127 ans de Sarah aide il à répondre à cette question ?

En conclusion je partagerai, de manière plus personelle, la manière dont j'essaie de porter mon prénom et je serai heureuse d'entendre d'autres témoignages.

 

 

Lech lecha

Un prénom au-dessus du temps et des cultures

Sarah est un prénom féminin intemporel et universel. Il est porté par des femmes de toutes traitions depuis près de quatre mille ans. En dehors d'Eve, Sarah est le seul nom de personnage féminin directement choisi par D.ieu, qui change son nom initial, Saraï signifiant ma princesse, en Sarah, princesse pour le monde entier, afin de lui donner une portée universelle.''Je la bénirai, en ce qu'elle produira des nations et que des chefs de peuples naîtront d'elle". (Genèse 17:15). Le personnage de Sarah est ainsi la seule matriarche reconnue par les trois grandes religions monothéistes ; c'est pourquoi des petites filles juives, chrétiennes et musulmanes mais également athées, portent ce prénom depuis près de 4000 ans depuis la première Sarah, jusqu'à votre servante aujourd'hui.
Cette portée universelle intrinsèque au prénom Sarah est en accord avec l'abrahamisme, cette aspiration monothéiste du premier couple biblique de répandre l'idée du D.ieu unique au sein de la culture polythéiste de l'époque. Ainsi selon notre tradition, Abraham et Sarah, enseignant respectivement aux hommes et aux femmes partageaient ce même message, nouveau dans le monde idôlatre de l'époque.

Mais selon l'enseignement qui m'a été appris, le rôle de Sarah et Avraham, alors Saraï et Avram, ne devait pas être concentré sur la diffusion spirituelle abstraite d'un nouvel idéal spirituel, mais plutôt sur la construction physique d'un peuple particulier dont le modèle devrait inspirer les autres peuples, par l'exemple de l'action concrète et non plus de la transmission abstraite.
Ainsi selon l'enseignement de l'un de mes maîtres Elie Kling, il existerait un malentendu entre D.ieu et Avam: Avram croit que sa mission consiste en la diffusion spirituelle abstraite de ce nouvel idéal moral et théologique qu'est le monothéisme. (Dans une approche plus philosophique on pourrait parler d'une sorte d'
universalisme de surplomb pour reprendre l'expression de Merleau Ponty. Alors que le projet divin aspire, à partir d'Avraham, à la construction avant tout physique d'un peuple particulier, un peuple de chair, par lequel les autres peuples pourraient s'appuyer, Et c'est par ce détour là seulement, - ce que Merleau Ponty rapprocherait de l'universalisme latéral - que l'abrahamisme atteindrait à long terme son aspiration universelle.
La relation juive à l'universel ne se fonde ni à partir d' un idéal abstrait dans la relation au monde
i, mais bien dans la relation interpersonnelle concrète et matérielle, charnelle, de particulier à particulier, au sein donc de son propre particularisme; C'est pourquoi le judaïsme n'est pas une religion mais l'appartenance physique à un peuple ayant par ailleurs une tradition religieuse. C'est là également la raison pour laquelle le judaïsme, toutes celles et ceux qui se convertissent en témoigneront, n'est absolument pas prosélyte. Le christianisme à l'inverse, se revendique et aspire à devenir universel. Il enjoint d'aimer tous les êtres humains de manière égale, sans faire de préférence entre son frère et un inconnu; c'est à dire sans mettre en avant un lien de chair, un quelconque particularisme. Ainsi, pour prôner l'amour gratuit et universel, Yeoshoua ben Yossef; (plus connu sous le nom Jésus) dû couper ses liens de sang, de chair: Il n'a pas de père car il est le en se revendiquant fils de D. il se veut le frère de tous les hommes du monde. Et même sa mère est vierge de ce que le christianisme appelle "pêché de... chair". (Sur ce sujet, lire/écouter David Isaac Haziza qui développe brillamment cette thèse dans son dernier essai Le procès de la chair). Alors que dans le judaïsme, bien que les humains naissent libres et égaux (et le sont intrinsèquement bien entendu), nous devons à titre individuel oui émettre une différence dans nos rapports sociaux. Non pas une différence essentialisante bien sûr, mais une différence dans notre rapport à autrui. Il est naturel de préferer ma soeur à ma cousine que je préfère à ma voisine. Ainsi, une personne juive qui vit intensément son judaisme, se sent plus proche d'un autre juif que d'un boudhiste (nombre de mes proches n'étant pas juifs ce n'est évidemment pas le cas avec ma famille). Cette différence doit notament s'exprimer par exemple dans l'obligation légale de favoriser dans nos actions notre frère à notre cousin, notre cousin à notre voisin et notre voisin à l'inconnu juif et l'inconnu juif à l'inconnu non juif, bien que tous aient bien sûr la même valeur, autant mon frère que l'inconnu libanais.

« Partenaire particulier cherche partenaire particulière »

C'est exactement le malentendu entre D.ieu et Abraham: celui-ci au départ ne décèle pas le particularisme d'Isaac ou pire il considère ce particularisme comme un obstacle à l'aspiration universaliste de son projet monothéiste qu'il souhaite apporter au monde entier. Sarah en revanche possède selon le Talmud un degré de prophétie supérieur à celui de son homme. Ce n'est plus en Ishmael, mais en Isaac que Sarah décèle la continuité du projet divin. Et ce avant Avraham qui ne voyant pas le particularisme d'Isaac, se voit alors enjoindre par D.ieu : «כֹּל אֲשֶׁר תֹּאמַר אֵלֶיךָ שָׂרָה שְׁמַע בְּקֹלָהּ ...quoi que te dise Sarah, écoute sa voix. » Genèse 21,12., lorsque Sarah renvoie Ishmael et sa mère.
J'émets ici l'hypothèse, strictement pesonnelle, que c'est l'expérience charnelle, féminine de la naissance d'Isaac qui fît prendre conscience à Sarah de l'importance d'un projet qui s'inscrive dans la chair, c'est à dire dans la construction physique d'un peuple. Jusqu'à qu'elle enfante son propre fils, Sarah pensait tout comme Avram, que ce qui importait était la transmission du message monothéiste, qu'importe par qui celui-ci passe physiquement. Ainsi, c'est bien Sarah qui, par abrahamisme, fût à l'origine même de la naissance d'Ishmael, en demandant à son homme d'avoir un enfant avec Hagar sa servante, pour enfanter à travers elle. Elle pensait au départ que le lien de chair et de sang serait secondaire, que la transmission était avant tout spirituelle et universelle. L'expérience charnelle de la maternité lui fit prendre conscience, et avant son homme, de l'importance de l'aspect physique, matériel et qu'il s'agit avant tout de fonder une famille puis un peuple particulier.

Avraham, malgré le symbole de l'alliance (brit-circoncision) inscrite dans sa chair, n'a pas vécu cette expérience charnelle de la naissance: Et c'est pourquoi il continuerait de penser, jusqu'au dernier moment, que l'essentiel réside dans la transmission spirituelle; que la réalisation du projet monothéiste peut passer aussi bien par Loth, par Ishmael que par Isaac. Abraham est encore père spirituel seulement alors que Sarah est déjà devenue mère charnelle. Il faudra passer par l'expérience violente, viscérale, charnelle, de la aqueda, du sacrifice d'Isaac, pour qu'Avraham prenne conscience de ce que Sarah a elle intégré en donnant la vie.
Ainsi il ne s'agit plus, dans un mouvement divergent, un mouvement vers l'extérieur, masculin, dans
une organicité éclatée nietzschéenne pour reprendre le mot du philosophe Dorian Astor, il ne s'agit plus de sortir de soi et de son particularisme, afin d'aller vers, au delà de l'autre, de l'altérité et de l'universel. Non il ne s'agit plus comme Avram (puis plus tard comme Levinas mais c'est une autre affaire), de laisser D.ieu en plan pour sortir courir au delà des invités-anges, pour aller au delà de l'Autre. Mais au contraire d'intégrer l'autre en soi, en la tente de Sarah, dans un mouvement convergent, dans un en-deça et une organicité enveloppante , lou-saloméenne voir lévy-valensienne. Et de découvrir au sein de chaque particularisme une valeur universelle.
Trouver l'autre au noyau de soi ; ne pas renoncer à sa singularité afin de mieux aller vers l'autre mais au contraire chercher l'universalité au cœur de la singularité la plus affirmée.
Tel est à mon sens à la fois le chemin et le prénom de Sarah mais aussi la vocation juive. C'est peut être la raison pour laquelle malgré l'aspiration universelle de ce prénom il reste un prénom perçu comme juif. C'est Sarah que les femmes juives durent ajouter comme prénom juif sur leurs papiers officiels pendant la Shoah, sur ordre des allemands afin d'être plus facilement recensées. Ainsi quand bien même ce prénom aurait pu se perdre dans la valeur universelle à laquelle il aspire par ailleurs, ce sont les antisémites qui lui rappelleront son particularisme juif qu'il a pu oublier et qu'on ne peut défaire.
Ainsi Sarah n'est pas le reflet d'un universalisme particulier mais bien un particularisme universel.

iMon amie Gaelle Serero a également contribué à l'élaboration de cette réflexion lorsqu'elle expose les différences de trajectoire entre Emmanuel Levinas et André Neher.

 

 Article commencé en juillet 2019

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