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Frumette à cheveux longs et idées courtes
16 juillet 2021

Le temps de l'existence

                       

Crédit photo : Didier Ven Loulou

  Crédit photo: Didier Ben Loulou

 

Le temps de l’existence

 

 

 

Il y a différentes significations au terme existence.

L'existence peut être d'abord définie comme le porteur de l'essence. Cette dernière est l'ensemble des traits, c’est-à-dire des prédicats, qui caractérisent les étants. L'essence précède et domine alors l'existence. Par exemple la sirène n'existe pas, mais elle a pourtant des qualités d'existant (telles que des nageoires, un corps féminin), qui demeurent, indépendamment de son existence ou de sa non-existence. Exister est alors dans son sens purement ontologique ce qu’appelle le métaphysicien Suarez ce "fait nu d’être", c’est-à-dire être là et au monde, hic et nunc

Une seconde signification du mot existence, celle la plus proche de son étymologie latine (existere ou exsistere qui veut dire « sortir de »), sous-entend une extériorité à soi, voir une double extériorité : Non seulement ce qui existe n'est pas de sa propre cause et détermination, car originaire de quelque chose ou de quelqu'un d'un autre que soi, (qu'il s'agisse de Dieu, de ses géniteurs, etc…). Mais de plus, cet existant va à la fin de son existence, sortir de lui-même. Ainsi on pourra définir l’existence dans son sens étymologique, comme une transcendance originaire de l'existant, et qui implique une finitude à ce qu'il est en tant qu’être : être vivant et au monde.

Mais plus encore la signification qui nous intéressera ici est la prise de conscience de l'existence qui, à partir du Cogito cartésien, fait entrer l'humain, (seule créature qui par sa pensée peut donner son existence), "sur la terre natale de la vérité", pour reprendre la métaphore d'Hegel qui signifie par-là que la conscience de soi devient le sol sur lequel la connaissance peut s’établir... L'existence devient alors à partir de Descartes inséparable de la pensée de l'existence, du fait de la cogiter. Le temps de l'existence devient dès lors, le temps de la conscience de cette existence, et c'est ce temps de conscience proprement humain qui nous intéresse, car il est la source de questions existentielles.

 

Par exemple, le temps réduit il ou augmente-t-il notre existence, et la conscience que nous en avons ? Qu'est ce qui importe davantage, notre existence passée, présente, future, éternelle ? En d'autres termes, s'il y en existe un quel serait LE temps de l'existence ?

 

Pour répondre à cette problématique, nous aborderons chacun des temps classiques cités ci-dessus dans une première partie traitant de l’angoisse existentialiste face au temps qui domine l’existence humaine, et les moyens de la surmonter. Il sera d'abord question de la conscience du temps passé qui tend l’être à ne plus être. Nous chercherons alors comment la philosophie grecque et l’existentialisme athée, peuvent fournir des éléments afin de surmonter ces peurs, en se focalisant sur le présent et sur l'a(d)venir de soi, c’est-à-dire le futur.

Sera ensuite étudié le temps subjectif engendreur de Bergson, cette durée, qui au contraire intensifie l’existence et ouvre des potentialités infinies.

Nous conclurons dans une dernière et brève partie, en rapportant deux éléments de pensée juive, qui proposent de vivre l'existence dans une différente architecture temporelle, qu'il s'agisse d’instants d’éternité qui ouvrent la dimension du temps, ou de l'inchronisme néherien.

 

 

 

I) L’angoisse existentialiste face au temps qui domine l'existence et les moyens de la surmonter

 

L’existentialisme est la pensée qui se focalise sur la finitude de l’existence humaine. L’arbre existentialiste d’Emmanuel Mounier (lien en biographie), fournit un schéma visuel très riche quant aux différentes directions que peut prendre l’existentialisme. Il y a des formes chrétiennes de cet existentialisme, (nous aborderons Saint Augustin mais nous pouvons également citer Kierkegaard ou Pascal. Pour ce dernier, le temps est le marqueur angoissant de la finitude humaine, et donc source d’angoisse). Mais il existe également des formes athées, sartrienne notamment. Ne pouvant traiter les auteurs de manière exhaustive et complète, nous aborderons au départ la problématique du point de vue chrétien de Saint Augustin, puis la solution athée proposée par Sartre. Nous nous intéresserons enfin aux éléments de la sagesse grecque stoïcienne et épicurienne, comme proposant des éléments de réponse pour l’humain angoissé dans un temps qui domine son existence.

 

 

 

1) La conscience du temps passé : l'angoisse existentialiste qui se découle en même temps que le temps.

 

Pour Saint Augustin la conscience du temps, c'est avoir conscience que l'humain est dans quelque chose qui non seulement passe, mais surtout qui tend à ne plus être. Cela crée un paradoxe et une angoisse :

 

Un paradoxe :  Celui que nous qualifierons de Moi dans le temps, car à l'instant où nous comprenons que nous sommes, au présent, dans le temps, alors nous savons aussi que ce présent s’écoule, et que ce que nous sommes également s'écoule avec le temps. Ainsi la nature même de ce que nous sommes, c'est de ne plus être dans le temps, donc de ne plus être ce que nous sommes. C'est en quelque sorte la prise de conscience d'une temporalité, mais une temporalité paradoxale, car négatrice d'elle-même.

Pour résoudre cette contradiction (nous ne parlons pas encore d'angoisse), Saint Augustin avance : « Ce qui m’apparaît maintenant avec la clarté de l’évidence, c’est que ni l’avenir, ni le passé n’existent. (…) Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. » (Les Confessions chap. XX)

Il affirme donc que le temps de l'existence est le présent, et qu'il n'y a ni avenir ni passé temporalisés, mais seulement leurs formes détemporalisées et incarnées dans la mémoire et l'attente, qui ne sont donc que des formes passées et futures de cette même unité de conscience du présent. A cet argument nous pourrions répondre que le même problème qu'Augustin cherche à fuir se retrouve dans les trois sous temps, et s’il n'y a pas des ruptures entre les trois présents (ou les trois présences du Moi pourrait-on dire).

L'existence par définition voire par étymologie, contraint l'existant de vivre pour devenir lui-même, au milieu de cette altérité du monde qui est susceptible d'altérer son propre existant en devenir, et cela dans la durée du temps de l'existence qui passe. En avoir conscience est spécifique à l’humain. Dans Être et Temps (Sein und Zeit), Heidegger définit le Dasein : c’est l’humain, pour qui il est question de son existence dans son existence, et qui la questionne. En d’autres termes c’est l’être là, spécifique à l’humain, cet être présent dans le monde et le temps. Soumis à la temporalité, il est contraint d’intégrer en son être une négation de son être à l’origine d’…

Une angoisse : Outre le paradoxe intellectuel engendré, cette conscience crée une peur existentielle. Celle de tendre à ne plus être. C'est le temps qui mange, dévore l'existence jusqu’à la mort inéluctable. Dans du temps et de l’éternité, le philosophe Louis Lavelle écrit : «L’irréversibilité constitue pourtant le caractère le plus essentiel du temps, le plus émouvant, et celui qui donne à notre vie tant de gravité et ce fond tragique dont la découverte fait naître en nous une angoisse que l’on considère comme révélatrice de l’existence elle-même ». L'humain prend conscience de la finitude de son existence, qui a un début et une fin, et soudain un poids, ontologique voire éthique dans le cas de Lavelle. Il naît jeté dans le monde, et est destiné à mourir. Exister c’est ne pas pouvoir durer, puisque son existence est comprise entre ces deux moments. Martin Heidegger cité plus haut, insiste sur la solitude morale, le sentiment d’abandon et d’absurdité de l’existence du Dasein, cet être dans le temps et le monde, qui sait qu’il va mourir et qui est donc angoissé.  Chaque jour, chaque minute le rapproche de la mort de manière irréversible, c’est à dire qu’il n'y a pas de retour en arrière. L'existence est dé-finie par le temps. C’est une condition intérieure de négation. Cette conception malheureuse du temps met l’accent sur le fait que, chaque instant tend vers son terme.  

Et le romantique confronté à cette conscience de s’exclamer, tel Lamartine dans son poème « Le Lac », écrit sur les rives du Lac du Bourget, « ô Temps suspends ton vol ! ». Ton vol pouvant être compris dans son sens littéral, comme ta course ou bien, nous nous permettons d’émettre cette hypothèse, peut être qu’ici le mot vol est utilisé également dans le sens de ta spoliation, cette spoliation de mon étant. « Le temps n'a point de rive ; il coule, et nous passons ». Le temps assimilé à l’eau représente l’inexorable fuite de ce temps, et qui ce faisant arrache au poète romantique impuissant son bonheur actuel, et ce malgré les illusions de continuité du symbolisme, mais qui ne le dupent pas quant à la vanité de son existence : « Éternité, néant, passé, sombres abîmes, Que faites-vous des jours que vous engloutissez ? Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes, Que vous nous ravissez ? » Car même le bonheur présent cesse d’être bonheur, car lui également est temporel, et est condamné à ne plus être.

 

 

2) Comment surmonter l’angoisse existentialiste ?

Tout temps présent et à venir, tend donc à bientôt devenir passé. Le passé déjà advenu ou à venir est le temps de l’existence, qui aspire en son gouffre jusqu’au présent et futur. Ce n’est qu’une question de temps, et c’est cette question de temps, obsessive, qui fonde l’angoisse existentialiste pour les romantiques. Si l’humain peut se confondre dans le désespoir de la conscience de sa temporalité, l’existentialisme athée mais également des éléments de pensées grecque, chrétienne peuvent aider l’humain à surmonter la conscience de sa propre temporalité, et de son existence dominée et dé-finie par le temps.

 

 

  1. L’approche existentialiste athée : la projection dans le futur

 

L’humain a donc conscience du temps qui passe, et l’entraîne vers la fin de ce qu’il est. Il a également la possibilité de ce que va être son existence, en mettant l’accent non plus sur le passé à venir, mais sur le futur et ce qu’il sera, dans ce futur. En d’autres termes, l’humain peut donner un sens à son existence en se focalisant non sur sa fin, mais sur ce qu’il souhaite que cette existence soit, grâce à ses capacités de libre arbitre et de projection dans le futur. Tout son être tend à ce futur indéterminé. Dans l’existentialisme athée, l’humain n’est pas soumis à une destinée déterminée d’avance (au contraire de certaines approches religieuses, chrétiennes notamment). Sartre dans la continuité d’Heidegger défend la liberté et la responsabilité humaine dans L’existentialisme est un humanisme : « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait ». Par ailleurs ce que l’homme est, ce sont ses actes, ses choix, ce qu’il (et lui seul) décide de faire de sa vie. Ce qu’il est, c’est-à-dire son essence est conséquente du sens qu’il donne à son existence. On ne peut définir l’humain, lui apposer des prédicats, qu’à partir de son existence. C’est là le sens de la célèbre citation sartrienne : « l’existence précède l’essence » : Nous sommes des existants avant d’être des étants. Il n’est que ce qu’il choisit d’être, au contraire des autres créatures. Il est libre, condamné à l’être, délivré de la contingence, et lui incombe la responsabilité de s’inventer, afin de définir ce qu’il est bon usage de faire de son temps. C’est le futur dans lequel il peut, doit, se projeter qui donne sens à l’existence, et qui en devient le temps de son existence.

 

 

  1. Le retour au présent par la sagesse grecque

 

Cette réappropriation de soi peut aussi se faire par le présent. Pour cela il nous faut revenir aux sources de la tradition philosophique grecque. Le stoïcisme comme l’épicurisme, bien qu’exprimant des visions souvent différentes, concordent toutefois sur la nécessité de vivre le présent, afin de donner sens à son existence.

 

Dans ses Pensées, Marc Aurèle écrit « le présent est (…) la seule chose dont on ne peut être privé puisque c’est la seule chose qu’on possède ». Pour lui et pour les stoïciens, le présent n’est pas un instant, mais se confond avec le temps lui-même, et ce n’est que le présent vécu que la mort nous enlève.

Nous pouvons voir là un parallèle avec la modalité d’existence divine chrétienne de Saint Augustin, et sa temporalité qui n’est que présent, trois formes différentes de présent, tel que nous l’avons étudié plus haut.

 

Epicure partage la position stoïcienne quant à la nécessité pour l’humain de ne pas craindre la mort pour bien vivre. Dans la vie courante lorsque nous pensons à Epicure, nous rattachons sa volonté de vivre le présent à la formule populaire « carpe diem », c’est-à-dire de profiter au jour le jour de la jouissance de chaque instant. Mais pour Epicure il s’agit plutôt d’affirmer que la mort ne doit pas être source d’angoisse existentielle, car elle n’est rien (au sens le plus littéral du terme), non rien de plus que la dispersion atomique de notre corporalité. Par cette pensée, la personne sage se libère de la vanité de cette crainte et son existence sans trouble, ce bienheureux état, porte le nom d’ataraxie, qui la fera se sentir « tel un dieu parmi les hommes ».  Dans cette même Lettre à Ménécée, il écrit que « la mort n’est rien pour nous : tant que nous existons nous-mêmes la mort n’est pas ; quand la mort existe nous ne sommes plus ». Voici ce que cela signifie : Personne n’a fait l’expérience de la mort. De plus il n’y a pas de vie après la mort. Pour Epicure qui est un matérialiste, il n’y a plus de sensations qui sont les outils qui nous font chercher le plaisir, qu’il soit corporel ou plaisir de l’esprit. Donc on ne doit ni redouter ni attendre la mort. Ou je vis et je ne sais pas ce qu’est la mort, ou bien je suis mort et je ne suis plus, et je ne peux pas avoir de crainte.

La mort est donc pour nous une extériorité absolue. Elle est cette pure altérité dont nous parlions dans notre introduction, lorsque que nous énoncions le sens étymologique de l’existence existere, c’est-à-dire « être en dehors ». Nous avons vu que dans la troisième définition de l’existence, celle qui nous intéresse et qui implique la conscience, c’était cette conscience de la finitude qui crée l’angoisse existentialiste.

Le stoïcisme et l’épicurisme proposent en quelque sorte un retour à notre seconde définition, la définition étymologique de l’existence, l’existere, en se libérant de la conscience de la mort, qui relève de la pure altérité, et qui par conséquent ne doit pas préoccuper le présent, seul temps de notre existence.

 

 

 

 

II) Le temps renforce l’existence

 

1) Le temps comme durée

 

Nous avons jusqu’ici abordé des solutions à l’angoisse existentialiste, qui découle de la conscience que le temps domine, car dé-finit l’existence. Mais pourrions nous envisager au contraire que le temps renforce voire fait advenir l’existence ?

Dans Une Nouvelle réfutation du temps, Jorge Luis Borges écrit « Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’emporte, mais je suis le fleuve, c’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre, c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu ». Ce poème nous laisse entendre que le temps n’est pas la marque de notre finitude, mais au contraire le symbole vivant de notre puissance et liberté. A condition qu’il saisisse l’opportunité de faire le temps sien.

Pourrait-il y avoir malentendu sur ce que nous appelons temps ? Nous nous sommes jusqu’ici intéressés à la manière dont il influence l’existence, et qui est plus complexe à définir. Nous avons jusque-là pris postulat que nous savions ce que le temps est, car ce concept paraissant intuitif, nous ne nous sommes pas interrogés sur le sujet. Mais comme le remarque Saint Augustin, « Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande, je ne le sais plus. » C’est-à-dire que si nous avons l’impression de ne pas avoir besoin d’explication tant ce concept paraît naturel aux êtres temporels que nous sommes, dès lors que nous utilisons notre rationalité pour le saisir il nous échappe. De plus pour expliquer ce qu’est le temps on ne peut éviter la temporalité donc de parler du temps. Il n’est donc pas si aisé de parler du temps et c’est ce que nous allons ici appuyer.

 

Pour le philosophe français Bergson, le sens de l’existence peut aussi se faire par la réappropriation, non plus du présent, présent auquel Bergson ne croit pas (nous y reviendrons), mais de la durée qui pour lui représente la création et la liberté : « Agir librement c’est reprendre possession de soin c’est se replacer dans la pure durée ». En d’autres mots la réappropriation de soi-même et de sa liberté passe dans le replacement d’une autre temporalité, qui n’est plus le temps mais la durée.

Car le temps n’est pas si facile à percevoir du point de vue non pas physique, mais humain. Bergson nie tout d’abord l’existence du passé et du futur, qui n’ont pour lui aucune réalité. Mais il affirme également que le présent n’existe pas non plus, et ce au contraire de Marc Aurèle et de Saint Augustin (qui bien que présentant deux conceptions du monde opposées, partageaient la vision d’un seul temps, qui serait le présent). Pour Bergson, le présent est insaisissable, on ne peut le capturer sans le reléguer au passé ou l’imaginer. Tenter de le saisir c’est le figer, et il s’échappe alors. Nous nous retrouvons ainsi avec un temps qui n’existe, ni au passé ni au présent ni au futur. Le temps quand on cherche à le dé-finir, est donc un concept bien plus complexe et étanche à la connaissance, que la perception intuitive que nous pensons avoir. Et pourtant il est une des certitudes les plus importantes qui régissent notre vie, notre quotidien et notre cheminement existentiel. Pour résoudre ce paradoxe, Bergson distingue le temps physique et la durée.

 

Le temps physique consiste en une division en unités de mesures objectives, fixes et universelles, qui permet de donner une place définie aux évènements. Ce système de mesure n’est pas arbitraire, mais est relié au temps phénoménal physique. Par exemple une année représente 365 jours, c’est le temps que met la Terre pour faire une révolution complète autour de l’astre solaire. C’est l’espace-temps, une représentation en successions d’instants et ce, que ces instants se nomment années ou secondes. Alors que le temps physique, naturel, s’écoule par nature de manière continue, et non par à-coups. Ici on pensera bien évidemment à la Théorie de l’évolution des espèces de Darwin, mais surtout à celui qui l’a inspiré : Leibniz qui inventa le calcul infinitésimal, et selon son principe de continuité, a le premier affirmé dans son Essai sur l’entendement humain "La nature ne fait pas de saut." "Natura non facit saltum".

Le temps naturel ne fait pas de saut non plus entre chaque seconde, comme les mouvements des aiguilles d’une montre peut nous le laisser croire. Il s’écoule de manière continue entre les bornes de l’intervalle « minute » ou « seconde ». Nous tentons donc de déformer la nature intrinsèquement continue du temps physique, en le segmentant dans une succession d’intervalles. Or le temps, c’est le mouvement fluide et non délimité qui passe à l’intérieur des deux bornes de chaque intervalle.
La mathématisation et spatialisation du temps, si elles sont nécessaires à l’esprit humain, qui pour vivre en société doit segmenter le réel, posent tout de même un problème quant à saisir et définir la véritable nature du temps.

De plus cette représentation universelle du temps physique, ne tient pas compte de la perception subjective propre à tout, à chacun du temps qui passe. Cette perception individuelle du temps qui passe, c’est la durée pure. C’est une mesure temporelle subjective, et c’est elle qui représente la modalité la plus essentielle du temps, celle du point de vue humain. Pour Bergson, c’est réduire le temps à un phénomène physique qui ne touche pas l’humain, que de nier l’importance de la perception temporelle individuelle que nous en avons. Le rapport à la temporalité est relatif, il dépend par exemple de l’état mental (moment d’ennui ou de bonheur), voire de l’âge (un enfant de 3 ans n’aura pas la même perception d’une année qu’un adulte).

Ainsi c’est la durée, le temps psychologique et subjectif, qui se trouve être le temps de l’existence pour Bergson, et non pas un passé, présent, ou futur, impossibles à se figurer sans les dénaturer.

Et le fait que ce soit la durée et non le temps physique qui soit le temps de l’existence, cela change complètement le rapport de l’humain au temps ; le temps ne soumet plus l’existence, mais l’intensifie.

 Le temps par la mémoire forme l’identité, et donne l’opportunité de garder ce passé, que Lamartine redoutait tant de perdre à l’intérieur du présent, ou plutôt de l’écoulement du temps à l’intérieur du point présent. Mais surtout ce temps qui passe, permet à l’être humain et à sa capacité d’intuition de changer, de transformer son existence, de lui donner sens. Dans le premier chapitre de son ouvrage l’Evolution Créatrice, il écrit « Nous trouvons que, pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même » : Cela signifie que le temps qui passe dans la conscience, c’est l’outil et la condition qui permet à l’humain, produit de son histoire, de se chercher, de se transformer, voire de se métamorphoser pour devenir lui-même. En cela il ouvre une infinité de possibilités sur la réalité, que l’humain dans son élan vital percevra, « comme un jaillissement ininterrompu de nouveautés » affirme-t-il dans l’Evolution Créatrice.

Le temps subjectif qu’est la durée bergsonienne, est alors une opportunité que l’on peut saisir, une impulsion de vie, une force à enfourcher pour augmenter notre existence, et aller en direction de son propre futur existentiel.

 

 

 

III Le temps comme point de rencontres : Deux perspectives juives.

 

Dans cette dernière partie, nous aborderons très brièvement deux perspectives juives du temps dans la continuité de Bergson.

Nous nous intéresserons tout d’abord aux instants d’éternité, que sont par exemple le shabbat, qui ouvrent la dimension du temps et la transcendent.

 

 

  1. Les instants d’éternité de Heschel

 

Dans la continuité de Bergson, comme le souligne la philosophe Eliane Amado Lévy Valensi, autrice notamment de « Le Temps dans la vie morale » nombre de penseurs juifs dont fait partie Bergson, mais aussi Freud ou Marx, ont scotomisé les sources juives de leur pensée, qui se laissent deviner dans les œuvres*. A noter par exemple que l’idée de Bergson, selon laquelle le présent n’existe pas, rejoint le fait qu’en hébreu, biblique ou moderne, le verbe être au présent n’existe tout simplement pas. En hébreu, nous accolons sujet et les prédicats. Car pour le judaïsme et jusque dans le langage, seul Dieu Est, au présent. Nous pouvons « marcher » au présent, mais pas « être ». Ainsi pour dire « je suis élève en philosophie », nous dirons simplement « Je, élève en philosophie». Dans la langue hébraïque il existe un vide, un espace entre l’existant et l’étant, que l’humain ne peut combler.

Dans l’ouvrage La pensée et le mouvant, la durée bergsonienne a une direction, celle du divin ; qui est également une idée fondamentalement ancrée dans la tradition de pensée du judaïsme. Le temps de la semaine juive n’a pas la même constance, il s’écoule en direction du shabbat, qui lui-même possède un niveau d’existence propre. Le temps n’a pas le même degré de sanctification, il subit des variations. En hébreu le mot קודש Kodech, que l’on traduit habituellement par « saint », signifierait au plus près de son étymologie « conSacré », en d’autres termes « mis à part pour être réservé, pour être tendu en direction du divin ». L’existence du point de vue de la religion juive, est faite de variation temporelles, qui modifient le niveau de l’Etre pour reprendre un des titres de l’œuvre d’Eliane Amado Lévy Valensi. Cette pensée se retrouve chez différents philosophes et penseurs juifs, comme Franz Rosenzweig par exemple, mais nous nous intéresserons particulièrement à l’ouvrage« les bâtisseurs du temps » d’Heschel. Il y développe l’idée du septième jour, le shabbat comme étant « une fenêtre qui s’ouvre sur le temps ». Rappelons que le shabbat est le septième jour où les personnes juives pratiquantes, consentent à une obligation et d’interdictions. L’interdiction d’intervenir dans l’espace et de modifier l’état physique du monde, en s’abstenant par exemple d’utiliser l’électricité (dérivé de l’interdiction de faire du feu). Mais également l’obligation de (se ré)jouir de ce monde et des plaisirs matériels, et d’oublier la tristesse lors de ces 25 heures, hors de notre cycle temporel habituel. Le jour du shabbat le temps se stoppe où plutôt la routine temporelle s’arrête pour passer à une dimension différente, une dimension autre.

Pour Heschel, plus que l’espace, le temps est le cœur de l’existence. Heschel rappelle Spinoza pour qui selon lui, le temps n’est qu’une notion accessoire au mouvement ; un mode de pensée », et qui de ce fait cherche à créer une philosophie « more geometrico », cette science de l’espace qui est une mentalité spatiale.C’est la raison pour laquelle Spinoza défend une immanence sans transcendance (d’où le Deus sive natura), une horizontalité spatiale sans verticalité temporelle.

Or le judaïsme écrit Heschel, est une religion du temps entendant à la sanctification du temps. Pour l’homme spatial, le temps est linéaire et ne subit pas de variation, il coule au même rythme comme nous l’avons abordé plus haut. Heschel introduit des moments de verticalité dans l’horizontalité, et ce point de rencontre ouvre car transcende la dimension horizontale

Pour une personne de confession juive, le temps est diversifié : il existe des variations de degré de sainteté dans le temps, plus encore que dans l’espace. Et il existe des rendez-vous. Les fêtes juives par exemple sont appelées convocations. Ainsi le shabbat, où toute personne est tenue de s’abstenir d’intervenir dans l’espace, et de modifier l’état physique du monde, permet à celles et ceux qui le respectent d’abandonner le monde de la création pour celui de la Création, (…) en se mettant au diapason de la sainteté du temps et de ce qu’il a d’éternité. Le juif rentre dans le septième jour comme le chrétien rentre dans une cathédrale. Le shabbat est un palais dans le temps que nous-mêmes bâtissons avec les matériaux que nous tirons de notre âme, (…)  La discipline que nous nous imposons n’est qu’un rappel de l’éternité toute proche…Ce n’est pas un autre état de conscience . Nous sommes à l’intérieur du Shabbat, plutôt que le Shabbat n’est en nous … Les choses ne changent pas le septième jour. Mais la dimension du temps a changé, et le rapport de l’univers à Dieu… C’est le temps qui par l’existence permet un changement de l’essence. C’est le rapport au temps lui-même qui se trouve modifié. Cette temporalité n’est ni le présent, ni le passé, ni le futur, ni même celui de la durée. Ce temps de l’existence, ce sont ces points de rencontre dans le temps dans la continuité de ce que Bergson appelait dans son La pensée et le mouvant , « le temps dirigé vers le divin », un temps qui tend vers la verticalité. Ce sont ce que nous pourrions qualifier de rendez-vous temporels, qui transcendent et ouvrent la dimension du temps à en quelques instants d’éternité.

 

 

  1. L’inchronisme de Neher

 

En dernier lieu nous aimerions très brièvement et dans la continuation d’Heschel, aborder le concept d’inchronisme que le philosophe André Neher, avait présenté avec son frère dans sa conférence «Transcendance et immanence ». Ce néologisme signifiant l’intégration de l’humain dans un temps intemporel, est également un point de rencontre. Un point de rencontre entre le temps « vécu » et le temps « absolu », qui apparait dans la Bible, « là où il est simultanéité, là où le présent est à la fois passé et avenir, où il est non pas moment, mais fusion, coexistence, enracinement, prolongement, chaîne », écrit-il dans son ouvrage L'existence juive : En d’autres termes l’inchronisme est un dialogue temporel qui fait rencontrer le temps divin et le temps humain par la lecture de la Bible, mais qui dans l’existence juive moderne s’actualise. Cet inchronisme « jaillit du sentiment d'être situé en tant que Juif, à la charnière du physique et du métaphysique », dans un « aujourd'hui », un aujourd’hui intemporel qui fait converger les temps, et celles et ceux qui vivent cette temporalité dans un temps hors du temps, qui serait le temps de L'existence juive.

 

 

 

Conclusion

 

Le temps réduit il notre existence ou au contraire l’intensifie-il ? S’il y a un temps de l’existence quel est-il ? Pour tenter d’apporter des chemins de réflexion quant à cette problématique nous nous sommes d’abord interrogés sur la signification de l’existence. Par définition voire par étymologie, l’existence contraint l'être humain de vivre afin de devenir lui-même au milieu de l’altérité du monde, susceptible d’altérer son propre existant en devenir. Et cela dans la durée du temps de l'existence. C’est dans cette temporalité négatrice d’elle-même que se situe le paradoxe de notre problématique :La conscience de notre finitude, de ce temps qui domine, définit et finit notre existence, qui passe et s’écoule comme un fleuve, emportant l’humain vers sa mort crée en lui une angoisse, l’angoisse existentialiste.

Le temps de l’existence c’est alors ce passé vers lequel tendent notre présent et notre futur. Le temps s’écoule tels les grains de sable d’un sablier, vidant notre être de notre existence simultanément que nous cherchons à devenir nous-mêmes.

Pour surmonter cette angoisse, l’existentialisme athée incarné par Sartre fait le pari de la projection dans le futur. L’existence entière se tend vers le futur de notre être, car notre essence n’est que le produit de nos choix d’existence.

La sagesse grecque elle, propose une focalisation sur le présent, ce présent qui seul importe voire existe. Saint Augustin avançait également un présent éternel comme temps de l’existence, afin de résoudre la contradiction du temps. Mais les philosophies antiques stoïques et épicuriennes mettent l’accent sur la nécessité philosophique, voire morale pour l’humain de se focaliser, et de jouir de la seule chose que l’on peut posséder de son vivant, le présent.

Mais ce présent existe-t-il réellement dans le temps ?

Pour Bergson ni futur, ni présent, ni passé ne peuvent être saisis par notre esprit. Le temps lui-même échappe à celui ou celle qui veut le figer, le segmenter dans un temps défini et séquencé. Pour lui, plus encore que le temps phénoménal physique et objectif, c’est la perception du temps subjectif, la durée, qui constitue le temps de l’existence humaine. C’est cette durée qui permet à l’humain de changer, c’est la condition de son existence qui s’en trouve intensifiée. Ce temps engendreur devient alors ouverture vers soi-même, abondance de potentialités d’existence. La durée, c’est alors la possibilité d’enfourcher le fleuve du temps jusqu’à s’y confondre, selon le poème de Borges. Pour reprendre une image qui nous a été inspirée par la lecture de la femme de lettres Lou Andréas Salomé, le temps ne s’écoule plus tels les grains de sable d’un sablier, au contraire il s’accumule, et la mort n’est pas un vide mais un jaillissement, un débordement de vie et d’existence.

Mais le temps de Bergson a non seulement une durée mais également une direction, celle du divin. La pensée juive considère que le temps est diversifié, qu’il bénéficie des variations et des niveaux hiérarchiques de sacralité. Certains moments possèdent par essence une sainteté, et l’humain est invité s’il le souhaite à entrer dans ces lieux temporels et non spatiaux, comme il entrerait dans une cathédrale. Cette architecture du temps est l’idée développée par Heschel, qui soutient une existence tendue vers des instants d’éternité. Neher ira plus loin encore avec son concept d’inchronisme, qui propose la possibilité d’une rencontre entre les temporalités divines et humaines, et qui ce faisant, actualisent l’existence dans un temps hors du temps.

Si la philosophie classique cherche un temps de l’existence inclus dans son horizontalité, la philosophie juive à partir du temps engendreur de Bergson, propose également d’introduire de la verticalité, et de chercher son existence dans ces points de rencontre temporels, qui renouvellent l’existence, entre immanence et trascendance.

 

 

 

 

 

 

 

En suppléments du cours et de la classe virtuelle, nous nous sommes aidés des livres et liens suivants pour rédiger ce devoir :

 

*Arbre de l’existentialisme de Mounier Emmanuel Mounier (1905-1950), *Introduction aux existentialismes (uqac.ca)

 

 

* Bac Philo - L'existence et le temps - YouTube

* L'existence et le temps - TL - Cours Philosophie - Kartable

* BERGSON - Le temps 📏 - YouTube

 

 

J’ai fait le lien entre Neher et Bergson et Eliane Amado Lévy Valensi a été fait grâce à la conférence nommée «Le temps chez Eliane Amado Lévy-Valensi » de mon amie et doctorante en philosophie Gaelle Hannah Serrero (akadem.org) à partir de 1h25min)

* LE SABBAT DANS LA TRADITION JUIVE on JSTOR

* Les bâtisseurs du temps de Abraham Heschel

*, Les Niveaux de l’Etre parEliane Amado Lévy Valensi

* Le temps dans la vie morale par Eliane Amado Lévy Valensi

* Eliane Amado Lévy Valensi par Sandrine Szwarc

 

* Inchronisme : André Neher (…) Cairn.info dans cet article se trouve un passage sur l’inchronisme, merci à Gaelle Hannah Serrero citée ci-dessus de m’avoir envoyé cet article et par là fait découvrir ce concept qui a ouvert ma réflexion avec celle du temps.

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