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Frumette à cheveux longs et idées courtes
11 janvier 2021

Où est le mal?

 

 

Crédit collection de Dan Hadani Bibliothèque nationale d'Israël

      

 

 

Pour Elèctre

 

"Où est le mal ?" demande-t-on dans la vie courante de manière désinvolte, quasiment rhétorique, pour signifier notre incompréhension quand un acte banal est jugé répréhensible. En dehors de l'aspect, en apparence, léger de la question, la place du mal est un sujet qui interroge l'humain; qu'il s'agisse de considérer l'interrogation du point de vue religieux, psychologique, scientifique et bien sûr philosophique.
Qu'est-ce que le mal ? Pourquoi existe-t-il ? Où se situe-t-il ? Tant de questionnements qui s'ils dépassent l'interrogation métaphysique ne peuvent s'en détacher.
Pour tenter d'émettre une hypothèse de réponse nous prendrons tout d'abord le soin de définir la question, notamment par l'étude de Leibniz. Qu’entend-on par "mal" puis par "le mal" ? Est- ce la même chose ? 
Dans une seconde partie, nous nous concentrerons sur le lien entre la dualité bien et mal, avec le dualisme corps et esprit défendu par de nombreux penseurs, en abordant de manière succincte et non exhaustive ceux d'entre eux défendant l'opposition entre matérialité et spiritualité. Seront également abordées la question de la spécificité humaine à faire le mal, ainsi que la place du pragmatisme dans le système machiavélien et kantien.
La confrontation aux limites de ce dernier, notamment à travers l'exemple du nazisme, nous amèneront à notre troisième et dernière partie, dans laquelle nous tenterons de démontrer que le mal se situe dans l'absolu de sa définition, conduisant à séparer le mal en tant qu'Idée absolue, de la banalité de nos actes quotidiens. Nous nous appuierons en particulier sur la philosophe Hannah Arendt, et illustrerons notre hypothèse avec la place des victimes et de leurs bourreaux, que ce soit en continuant l'étude de l'évènement historique de la Shoah, ou par l'étude du concept sociologique contemporain de la culture du viol.

 

 

Première partie

Définissons tout d'abord ce que l'on entend par "mal". Ce terme regroupe des réalités et concepts si disparates, qu'il est nécessaire de définir un, voire des champs de réflexions. Nous appelons communément mal tout à la fois un évènement malheureux et fortuit, une douleur physique ou psychique, une injustice, une volonté de nuisance, etc.
Leibniz distingue trois différentes sortes de mal.

a) Premièrement le mal physique. L'invalidité d'une fonction physique, une souffrance physique ou psychique est appelée mal-adie, on souffre de maux de l'âme, ou d'un mal de ventre, etc. A certaines époques, on situait le mal dont souffrait la personne, il possédait une matérialité propre qu'il fallait évacuer du corps par diverses méthodes. Dans ce cas le mal revêt un emplacement physique, défini, limité donc différenciable de la personne. S’il est vrai que parfois la maladie peut revêtir une matérialité et finitude (une tumeur par exemple), il s'agit souvent d'un dysfonctionnement du corps au sens littéral du terme. A l’inverse en médecine traditionnelle chinoise, le rôle du médecin n'est pas de guérir le patient mais de le garder en bonne santé, en d'autres termes de veiller à ce que son corps fonctionne bien. Le mal physique témoigne alors d'un dérèglement de l'ordre naturel des choses, d’une absence de bien ou de bon, plus que d’un mal en soi.

b) Deuxièmement, le mal moral, le mal comme opposition au bien. On désigne par-là communément le péché, la faute comme que la violence ou le mensonge. En d'autres termes, il s'agit d'un écart humain à une exigence éthique, que celle-ci soit d'origine divine ou non. Dans les religions elles-mêmes, il y a des divergences sur la nature du mal.
Dans la chrétienté, il existe une nette , celui-ci proviendrait de la faute originelle et de la consommation du fruit interdit par Adam et Eve. Ainsi tous les hommes et femmes naissent avec ce péché originel. C'estce que soutient Saint Augustin. Comme nous le verrons bientôt c'est cette vision et surtout cette dualité qui sera reprise dans la philosophie occidentale classique, de Aristote en passant par Kant.
Au contraire dans le judaïsme, les hommes et femmes naissent moralement libres de péchés. Si en français l'on traduit habituellement le terme "hata" par péché  ou faute, il désigne plutôt en hébreu un "manquement", le fait de "rater" son objectif. C'est pourquoi ce mot est également utilisé dans d'autres contextes, par exemple celui du tir à l'arc, lorsqu'une flèche "rate" sa cible. Ainsi ce qui est traditionnellement qualifié de faute morale dans le christianisme est perçu dans le judaïsme comme un égarement, un dysfonctionnement à la loi éthique, qui peut faire penser au dysfonctionnement du corps dans la médecine traditionnelle chinoise.
Cette notion d'égarement n'est pas sans rappeler la formule socratique tirée du dialogue “Gorgias” écrit par Platon, "Nul n'est méchant volontairement". Pour Socrate, l'un des créateurs de la philosophie morale, le mal moral est conséquence d'une erreur de jugement quant à ce qui conduit au bonheur. En effet l'aspiration finale de chaque personne est d'accéder au summum bonum, le souverain bien. Un homme qui commet le mal, le fait en pensant que son action lui permettra d'atteindre ce but ultime parce qu'il confond les jouissances faciles et illusoires au bien véritable. Or selon Socrate cet homme s'égare, les mauvaises actions ne peuvent conduire au bonheur, et si le méchant en était conscient, alors il ne ferait pas le mal moral.


c) La troisième et dernière forme de mal selon Leibniz est le mal métaphysique. C'est également la source des deux autres formes. Pourquoi le mal en tant que concept existe-il, que celui-ci prenne une forme morale ou physique ? En d'autres termes pourquoi le monde n'a-t-il pas été créé parfait, sans maladie, infirmité ou péché ? Pour Leibniz, un monde infiniment bon à l'image de Dieu ne pourrait exister. La finitude du monde est synonyme d'imperfection, et inhérente à l'existence de ce monde, et laisse ainsi la possibilité du mal, qui n'est pas non plus une fatalité. (Notons qu'à la différence de Spinoza pour qui Dieu et monde se confondent, Leibniz conçoit Dieu comme une transcendance et non pas comme un panthéisme immanent).

 

 

Seconde partie

Notre question "où est le mal ?" soulève la problématique non pas des maux qu'ils soient physiques ou moraux, mais bien de l'existence même du mal. Il s'agit donc du mal métaphysique, de l'inhérence de la souffrance ou de la méchanceté. Le Mal en tant que concept absolu est opposé à celui du Bien. Dans la vie courante lorsque l'on aborde la dualité Bien Mal, le principe religieux (en général chrétien) est souvent rappelé avant même le principe philosophique.

L'origine des souffrances et malheurs humains viendrait selon le Nouveau Testament, de la faute d'Adam et Eve, qui en mangeant le fruit interdit, se seraient condamnés à une vie de souffrances physiques et morales. On associe le bien à Dieu, au paradis, au spirituel, et le mal à l'enfer , au diable et aux plaisirs matériels. Aux humains de choisir entre le bien et le mal. Cette dichotomie d'essence présente en tout humain dès sa naissance selon le christiannime, entre d'une part le spirituel associé au bien et d'autre part le matériel connoté au mal, est une composante de base de la philosophie occidentale, en particulier à ses débuts.

La dualité platonicienne hiérarchise cette nette opposition entre d'une part le corps (mortel, physique, sensuel, limité) dominé par l'âme (siège de l'esprit et de l'intelligence). Il existe un monde pur, parfait, éternel, celui des idées ; idées dont nous ne pouvons percevoir de notre monde sensible, imparfait et superficiel que les ombres.


En cela Descartes ira plus loin encore. Tout d'abord en en formalisant le dualisme substance et essence : l 'esprit est une "chose pensante" substance et surtout immatérielle, qui existe indépendamment de son corps matériel. Mais également en renforçant la hiérarchie corps et esprit, humain et animal.

Plus tard encore, Kant en condamnant éthiquement ce qu'il appelle "les passions" se situe dans la lignée de la philosophie grecque antique, de la philosophie cartésienne et de la religion chrétienne. Pour lui le mal, la domination de la raison par les passions constitue une perversion de la raison ; un vice moral, qu'il qualifie de "gangrène pour la raison pure pratique". L'obligation morale kantienne n'est pas conséquence d'un empirisme mais d'un devoir, d'un "impératif catégorique".

Le monde animal et plus particulièrement la Nature sait se montrer impitoyable. Qu'un cyclone dévaste une ville entière, qu'un guépard attaque une proie blessée et l'apporte à ses petits, pour qu'ils puissent jouer et s'entrainer à la chasse, il ne nous viendrait pas à l'esprit de qualifier ces phénomènes naturels de "méchants", de par l'essence même de leur nature animale. A la différence du mal physique, le mal moral est typiquement humain du fait de l'essence humaine de la morale. Or la morale est intrinsèquement liée au choix de faire le mal ou le bien. En d'autres termes sans libre arbitre pas de morale. S’il existe des différents philosophiques quant à savoir si l'humain est soumis ou non au déterminisme, et si oui dans quelle mesure; les scientifiques et penseurs s'accordent toutefois à considérer les créatures non humaines comme soumises à leurs instincts, et ne disposant pas de conscience de bien ou de mal, ni de la liberté d'opérer un choix moral. Ainsi l'on peut avancer que c'est paradoxalement le mal dans l'humain qui reflète sa supériorité, voire pour certains, qui témoigne de sa part divine.

On ne pourrait aborder le concept de mal sans aborder brièvement la figure de Nicolas Machiavel: Dans le langage courant, être machiavélique est intrinsèquement lié à la méchanceté, mais la philosophie machiavélienne est davantage question de pragmatisme réaliste, conduisant à la stratégie que d'une apologie de la manigance sans pitié. Le stratagème n'est pas démoniaque par essence, les outils parfois cruels ne le sont pas de manière intrinsèque mais circonstancielle ; c'est l'essence des rapports sociaux dans le contexte politique et la nature humaine, fourbe, faible, qui forcent la nécessité de la tactique. La ruse et la force ne sont pas un but en soi mais un moyen de parvenir au but, et c'est peut-être ainsi que l'on pourrait résumer la philosophie machiavélienne. Position qui peut être élargie au-delà de la seule philosophie de l'auteur du "Prince".

En imaginant que nous disposions des moyens de prédire et de changer l'avenir, est-ce un mal ou un bien de tuer un nourrisson, un futur criminel, dans le but d'éviter le mal que fera ce futur enfant une fois adulte ? Ou à moindre échelle et pour reprendre l’adage d’une histoire bien connue, est ce mal de "voler aux riches pour donner aux pauvres" ? Le mal à court terme justifie-t-il le mal à long terme ? Nul besoin d'être philosophe pour convenir qu'il est parfois nécessaire, voire moral, de faire le mal pour davantage de bien, dans les domaines de l'éducation par exemple. La nécessité de poser des limites à son enfant quand bien même celui-ci les considère comme un "mal". Il en est de même également dans le milieu médical où la vaccination, qui si elle a parfois comme conséquence une souffrance passagère évite le risque d'un mal physique bien plus grave. Nous faisons vacciner nos très jeunes enfants, parfois nos animaux, alors que leur perception ne leurs permet pas d'appréhender l'acte médical autrement que comme un mal. Nous le faisons sans nous sentir coupables mais en ayant au contraire le sentiment satisfaisant du devoir accompli, quand bien même il eût été désagréable sur le moment. Quand nous exterminons les animaux dits "nuisibles", cet acte n'est certes pas accompli de gaieté de cœur, mais vécu comme une nécessité désagréable mais à laquelle il faut se résoudre.
Dans l'Allemagne nazie les personnes juives étaient non plus considérées comme des êtres humains, mais comme des sous hommes, des êtres nuisibles au même titre que des animaux indésirables, qu'il fallait supprimer au nom de l'utopie plus élevée que prônait le IIIème Reich. (A souligner que les nazis avaient particulièrement à cœur la protection et bien-être de l’animal). Sauf quelques exceptions les commandants nazis dans les camps de concentration ne prenaient pas plaisir à leur "travail" mais étaient somme toute, (nous développerons ce point dans un prochaine partie), des hommes ordinaires, accomplissant à leur yeux une mission difficile et nécessaire. Le sens du devoir peut conduire à des paradoxes moraux parfaitement défendables du point de vue de l'unique logique. En 1941, un certain S.S. particulièrement "délicat" devant orchestrer l'extermination par balles de femmes et d'enfants, trouva particulièrement barbares ses collègues qui n'avaient pas eu "la correction" selon ses termes, d'exécuter les enfants avant leurs mères. Outré, il affirmait que cette cruauté était inutile et que lui prenait soin d'assassiner les mères en premier, afin qu'elles n'aient pas à vivre la perte de leurs enfants. Si ces propos nous paraissent irréalistes, ils n'en sont pas moins dénués de logique interne. Nous-mêmes, lorsqu'il s'agit de tuer des créatures que nous jugeons inférieures, tout en en reconnaissant la nécessité, (à noter toutefois que sur ce point précis cette nécessité n'est plus partagée unanimement), nous trouvons inutile et ainsi cruel de faire souffrir et de prolonger les souffrances de l'animal. Comme en témoignent les panneaux tristement célèbres "interdit aux chiens et aux juifs" à l'entrée des aires de jeux pour enfants sous l’occupation allemande, pour les nazis, les Juifs étaient considérés comme des créatures inférieures et nuisibles, au même titre que certains animaux dont il faut se faire le devoir moral de se débarrasser le plus "proprement" possible pour le bien de tous.

Le système kantien poussé à son extrême paroxysme, la weltanschauung, (vision du monde, selon la Germanie des Lumières), dans ce qu'elle revêt d'utopie idéologique ne protège pas du mal mais peut même y conduire.
Eichmann qui n'était pas un bourreau zélé prenant plaisir dans la perversion, nous y reviendrons, défendra qu'il agissait alors par sens du devoir, au sens kantien du terme puisqu'il invoquera d'ailleurs l'argument de l'impératif kantien lors de son procès en 1961. Nous nuançons toutefois, que le système kantien fût mal compris, déformé par le nazisme puis par certains détracteurs du nazisme. En effet l'impératif catégorique « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être toujours érigée en maxime universelle » est comme en témoigne le dernier terme, universaliste. Or l'idéologie nazie est par essence, opposée à l'universalisme puisqu'elle prône une hiérarchie raciale, à la tête de laquelle domine le particularisme aryen. Il s'agit non plus d'exiger de l'humain d'agir par raison et par devoir à une exigence morale valable pour toutes et tous, mais de lui demander d'agir au regard d'une exigence particulariste et raciste. La maxime kantienne est alors déformée, récupérée vers un intra spécisme, à visée de domination universelle et non universaliste.
En revanche et c'est ce que nous souhaitons ici souligner, le modèle kantien dans tout ce qu'il représente à la fois en termes de rayonnement culturel, d'éducation morale et d'éloge de la rationalité n'a pas été un bouclier contre la perversion morale, qui n'est pas l'apanage des cultures primitives, comme l'on eût pu croire avant le nazisme. Si Kant a souligné les limites de la raison pure dans sa Critique, il limite la raison aux frontières de l'expérience empirique, mais ce n'est que pour réaffirmer l'importance de cette raison dans le cadre qui lui est propre.
Entre outre, nous l'avons vu il défendait que le mal apparaissait lorsque l'humain ne faisait plus usage de la raison et du sens du devoir, mais les soumettait aux Passions. Or c'est précisément la raison, combinée au sens du devoir que le nazisme a utilisé pour défendre son idéologie. Le XXème siècle vient défaire le lien entre rationalité et moralité, contredire la croyance en laquelle le rayonnement intellectuel témoigne d'une société au sommet de son humanité. Si l'on eût pu croire que le mal ne se trouvait pas dans l'usage de l'esprit, les perversions nazies viennent prouver le contraire.

 



Troisième partie

Si la Shoah est souvent abordée comme une unicité historique, il ne s'agit nullement d'une volonté particulariste de se réserver l'apanage des souffrances du monde. Toutes les tragédies, tous les crimes et génocides sont uniques, incomparables et se doivent de réveiller l'indignation et la compassion. La Shoah tient son unicité, non de par l'identité de ses victimes (quel paradoxe que le souvenir et le rappel d'un l'antisémitisme passé devienne un nouvel argument antisémite!), mais par son ampleur, combinée à son contexte culturel et historique. Elle interroge l'humain car c'est la première fois que de tels crimes, à un niveau si extrême de sauvagerie sont autorisés, revendiqués intellectuellement. La première fois dans l'Histoire que l'extermination d'une entière population est organisée à l'échelle d'une nation, et d'une nation considérée comme l'une des plus civilisées, éclairées, et instruites moralement de son temps.
Cependant l'unicité de cet évènement peut mener à deux dangers ; celui de diaboliser les auteurs du mal et celui de sacraliser leurs victimes. Dans cette prochaine partie, nous soulèverons l'hypothèse que le mal puisse se trouver dans le caractère absolu par lequel nous l'appréhendons, et qui nous l'avons vu découle indirectement du dualisme hiérarchisant la matérialité associée et l'esprit associé au bien. Pour ce faire nous continuerons d'étudier notre question à travers l'exemple nazi précédemment abordé, ainsi que par le concept contemporain de la culture du viol.

En 1961 la philosophe politique allemande Hannah Arendt doit couvrir le procès en Israël du criminel de guerre Adolf Eichmann. À la suite de ce procès Arendt écrira "Eichmann à Jérusalem" (1963) où elle développera son concept de la "banalité du mal". Elle s'attendait à un homme aussi monstrueux que ses actes, un bourreau radical, ingénieux et cruel, de caractère à la hauteur extraordinaire de ses crimes. Or l'homme qu'elle observe est "insignifiant", très commun, médiocre, se définissant lui-même comme un fonctionnaire "n'ayant obéi qu’aux ordres". Il n'a rien de la bestialité furieuse à laquelle on pouvait s'attendre mais a simplement annihilé sa propre pensée et morale devant une autorité supérieure, celle de l'Etat. C'est un homme banal. Et c'est ce qui rend le concept d'Arendt aussi terrifiant que novateur.
En 1963 également le psychologue américain Stanley Milgram procède à une expérience psychologique dont les résultats effrayants prouvent que la plupart des gens ordinaires peuvent tuer une personne inconnue sans haine aucune, s’ils pensent agir en étant le simple agent exécutif d'une autorité reconnue. Cette déresponsabilisation mentale est qualifiée par Milgram "d'état agentique", et c'est celle-ci que souligne Arendt lors du procès d'Eichmann. Ainsi faisant, elle ne cherche nullement à déresponsabiliser Eichmann de ses actes, bien au contraire elle met alors en exergue les mécanismes qui conduisent des hommes et femmes ordinaires à commettre des actes extraordinaires.
Aujourd'hui encore nous avons tendance à isoler psychiquement cet épisode de notre Histoire, comme si la barbarie exceptionnelle ne laisse pas d'autre choix que de l'élever à une Idée, au sens platonicien du terme, qui la rend alors irréelle et abstraite, et la sépare ainsi de l'empirisme historique concret, substantiel, tangible car produit d'une réalité transmise entre gens ordinaires.
Nous préférons imaginer les bourreaux comme des êtres exceptionnels incarnant un absolu, plutôt que de croire qu'ils puissent être des petites gens ordinaires à la vie toute aussi ordinaire que la nôtre, car cette hypothèse soulève la possibilité que nous également, puissions être de ceux-là.
A l'heure où ces lignes sont écrites la France vient de subir plusieurs actes terroristes, et les médias rivalisent de superlatifs pour les qualifier. Il est question de "mal absolu", de "violence inhumaine", etc. C'est précisément en sortant ces actes de l'entendement humain qu'est créé la nécessité de sortir leurs auteurs du reste de la population. Ils seront parfois qualifiés de "déséquilibrés", leur prétendue santé mentale défaillante les rendant différents de nous, ou bien ce sont (avec tout ce que cela révèle de notre société), des "immigrants", des étrangers qui nous les rendent étrangers au sens camusien du terme, en tout cas ce sont bien sûr des gens "pas comme nous", car il est inconcevable de pouvoir imaginer que Le mal décrit de manière si absolue, puisse être en nous, dans nos sociétés et dans les personnes ordinaires.

La culture du viol est un concept sociologique introduit dans les années 70 aujourd'hui vulgarisé. Il met en exergue un phénomène sociétal dont l'ensemble des comportements contribue dans l'inconscient collectif à excuser à posteriori, à minimiser voire à érotiser les violences sexuelles.
Tout le monde s'accorde à dire qu'il est "mal" de violer, personne ne se targue d'être un violeur. En revanche seulement 9% de l’ensemble des victimes portent plainte, et dans ces 9%, une plainte sur dix aboutit à une condamnation de l’agresseur.   Dans l'imaginaire collectif, un viol serait commis dans un parking, la nuit, par un homme violent et armé, psychopathe de préférence, qui s'en prend à une jolie et jeune femme court vêtue (mais pas trop!). Or la réalité est toute autre. 91% des victimes connaissaient leurs agresseurs. 47% des violeurs sont les conjoints (ou ex-conjoints). Ils ne ressemblent en rien à l'image monstrueuse que nous nous faisons des violeurs, ce sont des pères de familles, des gentils cousins, des voisins sympathiques, des collègues serviables, des personnes en apparence inoffensives, qui savent aussi faire preuve de gentillesse, se rendre attachants et ce sont surtout des gens qui nous ressemblent. C'est la raison pour laquelle nous avons des difficultés à les associer au "mal" absolu par lequel on qualifie leurs actes. Ce fossé crée une dissonance cognitive, caractéristique de la culture du viol.

L'un des mécanismes de défense face à cette dissonance est d'accuser les victimes afin de déresponsabiliser les bourreaux. Ainsi on accusera la victime de viol ou d'agression sexuelle de "l'avoir quelque part bien cherché" quelque part. On étudiera minutieusement son passé, sa tenue, son comportement. Était-elle ivre ? Habillée "trop" court ?  A-t-elle déjà eu des relations sexuelles avec son agresseur ? S'est-elle "assez" défendue ? Et tant de questions inutiles qui donnent l'illusion que la responsabilité de l'agression ne revient pas entèrement au violeur, puisque celui-ci est somme toute un "type très bien", "un gars sans problème très gentil" qui ne ressemble en rien à la figure monstrueuse que l'on se fait d'un agresseur.
Quant au mal métaphysique que soulève la Shoah, se pose pour les croyants la question du silence de Dieu. Comment Dieu a-t-il pu laisser se produire une telle horreur ? Cette question du pourquoi du mal est soulevée dans la Bible dans le livre de Job, et reprise par le philosophe André Neher au 20ème siècle dans son livre "L'exil de la parole". Nous laisserons ici de côté l'aspect théologique, pour nous concentrer sur la question du mal et la tentation de culpabiliser les victimes. Dans le livre de Job rappelé dans l'œuvre de Neher, un homme bon et pieux se voit soudainement vivre de nombreux malheurs incompréhensibles. Ses amis tentent alors de le convaincre qu'il a certainement fauté quelque part, et ainsi mérité sa tourmente. Car Dieu juste et miséricordieux ne pourrait pas gratuitement permettre tant de mal "gratuitement". De même parmi des descendants de rescapés de la Shoah, au sein de la communauté juive, il existe une tendance visant à expliquer la Shoah à tout prix, à justifier l'injustifiable. Selon le degré de pratique ou d'appartenance, les victimes sont jugées tout à la fois, coupables d'avoir été trop assimilées (par les pratiquants) ou bien trop communautaristes (par les non pratiquants), trop sionistes ou trop anti-sionistes. Ces réactions tendent à la fois de trouver une explication rationnelle à quelque chose qui ne l'est pas (selon Bertrand Piccard, "l'être humain a horreur du vide et veut à tout prix remplir ses doutes par des explications. Nous oublions que l'interrogation est porteuse d'ouverture pour le cœur et l'esprit alors que le point d'exclamation est une fin en soi"). Mais surtout il est également question de déresponsabiliser Dieu parfaitement bon, d'actes parfaitement mauvais, d'accuser les victimes pour sauver l'idée de Dieu coûte que coûte, à tout prix même au prix du blasphème de l'homme et du blasphème de Dieu (expression piquée à Elie Kling). 

La question du pourquoi du mal et de son lieu est négligeable par rapport à la responsabilité de chacun c'est ce que nous tenterons bientôt de démontrer.

Diaboliser les bourreaux conduit également à sacraliser leurs victimes en tant que personnes pour les faire correspondre à l'idée de ce que l'on se fait d'une victime.
Helga Newmark était une survivante des camps de concentration nazie, et également une ancienne camarade de classe d'Anne Frank, avant que cette dernière n'ait été obligée de se cacher. Elle raconte que la plus célèbre des enfants cachés lors de la Shoah était une "petite peste" à cette époque. Cette déclaration a provoqué de très vives réactions sur les réseaux dits sociaux, qui soutenaient qu'il était inapproprié voire immoral d'émettre une quelconque critique négative envers Anne Frank. Pourtant c'est Anne Frank elle même qui reconnaîtra quelques années plus tard dans son Journal, que petite fille elle était une "peste" (ou peut-être tout simplement une enfant semblable à nombre de jeunes enfants à cet âge). Mais Anne Frank ayant été élevée au rang de martyr, non du fait de sa personne mais des actes qu'elle a subis, elle n'est dès lors plus considérée pour ce qu'elle était véritablement, une enfant ordinaire.
Transformer les victimes en martyrs intouchables, c'est les hisser sur un piédestal au-dessus de l'humanité ordinaire, située entre les anges et les monstres et c’est là que se situe le danger.
Qu'Anne Frank ait été une peste ou non n'a aucune espèce d'importance. Sous-entendre que cela en ait pourrait conduire à imaginer que le caractère ou le comportement des victimes a un lien de causalité avec les perversions quelles ont subies. Les nazis ont exterminé les Juifs qu'ils considéraient comme des sous hommes. Considérer à postériori les Juifs comme des surhommes, des anges, c'est toute proportion gardée bien entendue, nier encore ce qu'ils étaient, des hommes et des femmes avec un nom, des qualités, des défauts, des rêves, des remords, et qu'ils étaient des gens semblables à nous, de même valeur, ni supérieure ni inférieure.

Que la victime d’un viol soit jugée « provocante », qu'elle ait séduit son agresseur, qu'elle l'ait suivi dans un hôtel, qu'elle ait bu (l'état d'ébriété d'une victime de viol est d'ailleurs considéré comme une circonstance aggravant les faits de l'auteur), rien ne justifie qu'on abuse d'elle. Le responsable d'un viol est toujours le violeur. Dans l'imaginaire collectif, les victimes se doivent d’être irréprochables, pour être dignes d'être victimes, de l'absolu symbolisé dans la figure de l'agneau sacrificiel. Sinon ce ne sont pas de vraies victimes, ce n'est pas un "vrai" viol, de ceux que l'on voit dans les séries télévisées.
Si le mal est une idée absolue faisant référence à l'essence, si quand bien même il serait dans le corps et la substance, c'est encore par essence que le mal fait partie de cette substance alors, nier le caractère essentiellement bon des victimes ou essentiellement mauvais des bourreaux pose problème, dès lors que les humains se révèlent être autre chose que l'incarnation d'un absolu.
Ainsi apposer le terme "sans nom" à celui d'Horreur ("horreur sans nom") est dangereux car, sans nom les victimes et les bourreaux deviennent les noumènes kantiens inapprochables par l'expérience phénoménologique, éloignés de notre banalité et de nous-mêmes.
Les victimes comme leurs bourreaux sont des gens ordinaires et imparfaits. Le mal n'est pas intrinsèquement lié à la personne de leurs auteurs, mais se situe au contraire dans la banalité du quotidien.
Rien d'angélique dans la nature d'Anne Frank, rien de diabolique dans celle d'Eichmannn. En revanche le mal et le bien se situent dans les actes les plus banals, ceux que l'on juge ordinaires et qui, accumulés, conduisent lentement à des actes extraordinaires, petit à petit, volt par volt pour reprendre l'expérience de Milgram.( En effet ici la personne inflige les prétendus chocs électriques de manière graduelle, au départ un acte presque anodin et jusqu'au maximum (450 volts).
Personne ne naît ou ne se transforme subitement en monstre. Le mal c'est commencer par rire à des blagues racistes, sexistes ou c'est trouer normal que d'autres en fassent, le mal c'est ne pas intervenir lorsque l'on est témoin de quelque chose qui dérange notre conscience, c'est dans sa banalité que se trouve le mal.

Il est intéressant de souligner que dans la Bible, Adam et Eve sont chassés du paradis terrestre (on ne peut que s'ouligner cet oxymore unifiant la matérialité et la spiritualité), non pas au moment où ils ont mangé le fruit dit interdit, mais quand ils ont eu honte de leur nudité.
Comme si (et c'est là une interprétation personnelle) c'était le fait de séparer le corps et l'esprit en leur associant une valeur morale,  comme si c'était le fait de lier le mal à la corporalité et de vouloir s'en éloigner (d'où la honte ressentie) qui ne permette pas au premier couple de rester au "paradis terrestre", ce paradoxe métaphysique unissant le dualisme qu'Adam et Eve, viennent de créer en consommant le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal.
Selon les sources de tradition juive, cet arbre mêlait ses racines à celles d'un autre arbre, l'arbre de Vie. (Merci Raoul Spieber de m'avoir appris ce précieux enseignement). D’après le texte hébraïque et non la traduction française, l'interdit n'est pas de manger le fruit mais d’en manger "une partie". Comme si consommer seulement le fruit de la connaissance du bien et du mal sans celui de l'arbre de la vie les séparait l'un de l'autre, et que là était l'égarement à éviter, c'est là que l'humain "faute" rate sa cible (on se souvient du notre tir à l'arc). Car la morale qui élève, de par le fruit de la Connaissance (que l'on pourrait rapprocher du devoir moral kantien approché par la raison), le Bien et le mal au rang d'idées intrinsèquement absolues les sépare alors de la Vie, de la vie quotidienne. Le Bien et le mal, s’ils sont érigés en radicalité d'essence, quand bien même c'est la connaissance qui y conduirait, se doivent d'être toujours reliés à la substance de la vie, de la banalité du quotidien.
Ce n’est pas sans rappeler le « problème du réel » platonicien, souligné plus tard par Foucault, qui interroge la portée factuelle que tient le discours, le logos dans la réalité et la vie quotidienne. Pour Platon, imaginer la cité idéale n'avait de sens s’il refusait, du moins s'il n'essayait pas, par une action concrète de rendre effective cette cité dans le monde réel, de retranscrire son logos par des actes, de (faire) vivre son enseignement. En essayant notamment de pénétrer de sa philosophie l'esprit du tyran Denys Le Jeune, jusqu'à le transformer en philosophe. Laisser le logos à son aspect abstrait aurait été vécu par Platon comme un échec du but de la philosophie, celle-ci perdant sa raison d'être en restant contemplative au lieu de devenir "contempl-active", et ce malgré l’association de l’esprit et du logos au monde des idées, (au Bien par extrapolation), parfait et supérieur au réel du monde terrestre, corporel et superficiel (au mal pourrait on dire par extrapolation que ce ne soit pas parfaitement exact).

 


Conclusion

Le mal, qu’il soit physique ou moral est conséquence, soit matérielle soit éthique d’une troisième forme de mal, de laquelle dérivent les deux autres: le mal métaphysique. Opposé au bien métaphysique, il est témoin d’un monde imparfait. Se pose alors la question du pourquoi de ce mal, et également (c’est ce qui nous a intéressé) de la place, de l’endroit où se situe le mal.
La dualité religieuse Bien Mal (non seulement rappelle mais est reliée par différents penseurs), au dualisme (méta)physique; que l’on désigne par-là, le corps et l’esprit pour Platon ; ou bien l’opposition entre l'essence et la substance, pour Descartes par exemple etc. Le système kantien lui pose des limites au champ de la pure raison pour mieux la réaffirmer à l’intérieur de ses frontières. Entre autres le devoir éthique est lié à la raison (impératif catégorique), qui doit dominer les passions du corps. Or le nazisme a non seulement repris en le déformant l’impératif catégorique, mais prouve également que l’usage de la raison combiné au sens du devoir, ne protège pas l’homme de commettre des atrocités, au contraire. Les personnes qui commettent des crimes ne sont pas des monstres par essence. L’être humain est tenté de considérer qu’il se situe entre des anges et des monstres ; entre des sur-hommes et des sous-hommes, incarnations respectives du Bien et du Mal élevés au rang d’idées abstraites, de noumènes kantiens.
Pour reprendre les termes cartésiens, le mal n'est pas par essence , dans la substance. Le mal n’est pas dans la matérialité de manière intrinsèque. La posibilité du mal est dans l'essence de chacun et chacun l’exprime par la substance, en d'autres termes on le trouve dans les actes matériels quotidiens, et non pas dans l'Idée du mal.
Non seulement on estime le mal comme un absolu, et justement de ce fait on en vient à le considérer éloigné de la banalité de notre quotidien ; on en vient alors à poser la question "où est le mal ?" question souvent affirmée de manière aussi rhétorique que désinvolte, pour sous-entendre que l'on ne voit pas ce qu'il peut y avoir de répréhensible dans quelque chose qui nous apparaît comme banal. Suite à notre étude, cela soulève selon nous deux problèmes.
Tout d'abord le caractère absolu du Mal. Eriger le mal (et le bien) en absolus conforte dans un dualisme d'essence qui nous est étranger et extérieur, car radical et parfait alors que nous sommes des êtres imparfaits.  Plutôt que de demander si c'est bon ou mauvais, on confronte une radicalité, celle de "Le mal" à des actes humains donc moralement hétérogènes. Or quand bien même ces actes puissent être décriés du point de vue éthique, ils seront toujours jugés négligeables face à l'absolu du "Mal" auquel on le compare.
Ce qui nous amène au second danger qui est donc de traiter la banalité des actes mauvais avec négligence.
Définir le mal comme un absolu nous fait croire qu'il nous est étranger, et ainsi nous pousse à nous en déresponsabiliser par exemple en posant la question désinvolte "mais où est le mal ?"
C'est alors, c'est dans cette question "où est le mal" qu'il n’y a non pas Le mal, mais du mal.

Ce devoir a été un vrai défi pour moi. La question du mal est un sujet si large qu'il m'a fallu du temps pour me restreindre à trouver une direction spécifique. Je tenais à éviter de faire une répétition de cours sur la morale par exemple en décrivant philosophe après philosophe la vision de chacun d'eux sur le mal. Ne pas écrire une récitation de cours mais trouver une idée à défendre en me limitant uniquement à quelques penseurs et penseuses pour l'appuyer, m'a donc demandé bien plus de temps et de réflexion que ce que j'avais envisagé. (Pour l'anecdote, j'ai eu tellement de "mal" à aborder la question du mal que j'ai souvent marmonné toute seule "Où est le mal? Ah mais il dans dans cette question il est là le mal, dans ce sujet!!!" Ma petite vengeance a donc été de réellement conclure mon devoir "où est le mal? Dans cette question"😈

Liens
Crédit photo: collection de Dan Hadani Bibliothèque nationale d'Israël

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