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Frumette à cheveux longs et idées courtes
4 décembre 2022

Utopie sadienne: Aline et Valcour

 

 

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Aline et Valcour, ou le Roman Philosophique.

Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France

Par Donatien Alphonse François de Sade

(étude sur la version disponible en ligne sur Wikisource)

 NB: Ce billet est la seconde partie d'un seul et même travail de recherche universitaire concernant l'utopie. La première partie a déjà été publiée.

 

Voici un écrit qui surprend et que nous avons ouvert avec quelque précaution. En effet le marquis de Sade est connu sa réputation que l'on pourrait qualifier noire, en référence à ses ouvrages pornographiques, mais également à sa vie tout aussi licencieuse et violente que ses romans. Ce qui lui valut de passer de nombreuses années emprisonné à la Bastille, (emprisonné d'ailleurs sans jugement, car sous le régime de la lettre de cachet). De ce fait il y a énormément lu et écrit (et y a mangé des sucreries, jusqu'à en devenir obèse).

Nous pouvons distinguer deux œuvres sadiennes :
– une œuvre clandestine, pornographique qu'il ne signe pas de son nom. Ce sont ces ouvrages qui lui donneront la réputation qu'on lui connaît. Par exemple "Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice", publié sans nom d'auteur.
– Une œuvre officielle qu'il signe de son nom et qu'il aimerait utiliser afin de se faire un nom d'homme de lettres et afin de gagner sa vie (ses biens ont été confisqués et sa femme (qui a relu et corrigé son oeuvre) a obtenu le divorce grâce à la Révolution). S'y trouvent des textes poitiques, des pièces de théatre, des nouvelles et des essais et des romans dont celui que nous étudierons ici.

Les thèmes abordés restent dans les deux oeuvres, sensiblement similaires sur le fond (la philosophie de son temps, la réflexion morale, etc), mais sont abordés de manière différente selon qu'il s'agisse d'ouvrages officieux ou officiels. "Aline et Valcour, ou le Roman Philosophique", publié en 1793. mais rédigé de1786 à 1789, est le premier des ouvrages de Sade à avoir été publié sous son vrai nom.

Le fait qu'il ait été rédigé, comme son nom complet l'indique ''avant la Révolution de France'' et la prise de la Bastille, prison dans laquelle il était incarcéré est important et l'auteur ne manque pas de le rappeler par des notes de bas de page telles que '' N’oublions jamais que cet ouvrage est fait un an avant la révolution française''. Ce qui lui permet de se mettre en scène lui même comme quelqu'un de persécuté dans l'Ancien Régime. C'est en effet la période du ''tournant des Lumières'' (autrefois appelée période préromantique) où la politique prend de plus en plus de place dans la littérature fictionnelle comme en témoigne l’œuvre à la fois officielle de Sade ("Aline et Valcour" par exemple) que son œuvre clandestine ("La philosophie dans le Boudoir" par exemple). Les auteurs de cette époque font partie de la dernière génération des Lumières, ont grandi avec "l'Encyclopédie" de Diderot, ont lu "Julie ou la nouvelle Héloïse" de Rousseau, et connaissent toutes les œuvres qui constituent le roman du XVIIIème ; le genre utopique inclus.

Dans "Aline et Valcour," sorte de ''roman-somme'' ou ''pot-pourri'' du roman du XVIIIème siècle'', Sade qui a beaucoup lu Prevost, Voltaire, Rousseau etc, récapitule et entrelace tout ce qu'il aime dans la littérature de son siècle y compris la double tradition du roman philosophique qui met en tension d'une part son versant littéraire ''noble'' (dans la lignée d'auteurs comme Prevost, Voltaire etc), et d'autre part son aspect littéraire libertin (à l'instar d’œuvres comme Thérèse philosophe attribué à Jean Baptiste Boyer d'Argens, etc). Ainsi on trouvera dans Aline et Valcour un condensé très dense de différents genres de son époque: le roman par lettres (à la manière de "Julie ou la nouvelle Héloïse" ou "Les liaisons dangereuses" etc) dans lequel est inséré du roman mémoire (puisque deux lettres extrêmement longues à la manière de récits de voyage permettent aux personnages de Sainville et Léonore témoigner leur aventures ). Dans les parties roman mémoire sont également enchâssés deux épisodes utopiques (bien que celui de Butua soit davantage une anti-utopie) qui se doivent elles mêmes mêler parts narratives et descriptives.

Le titre de l'ouvrage reprend les prénoms des personnages principaux (du moins ceux que l'on croit principaux), et annonce déjà au lectorat averti une classique histoire sentimentale contrariée entre deux amoureux, comme on en fait tant au XVIIIème : Valcour et Aline veulent se marier mais le père de la jeune fille, le libertin M. De Blamont, a quelques vues incestueuses sur sa fille. Il rejette ce mariage; sous prétexte que Valcour est pauvre. Mais surtout parce qu'il souhaite l'unir à son ami tout aussi libertin que lui, Dolboug. Valcour étant à Paris et Aline en province ils s'échangent des lettres. Celles-ci prennent une tournure soudain très romanesques lorsque Aline, ses proches et ses amis les Déterville (qui écrivent à Valcour également), reçoivent des visiteurs, dont Sainville et Léonore, un autre couple, intrépide celui-ci!; dont l'union aussi été empêchée par leur famille (comme tout couple de fiction qui se respecte à ce siècle). Ces deux là ont alors parcouru le monde (et nombre de sociétés et systèmes politiques) à la recherche l'un de l'autre (Léonore avait été enlevée). Le couple raconte leurs aventures à la manière de récits de voyage. Deux de ces très longues lettres (la lettre 35 et la lettre 38) peuvent par leur ampleur être renommées des "romans mémoire", tels qu'on en voit chez Prevost. C'est là que l'on trouvera les deux épisodes utopiques ou anti utopiques de Butua (société despotique, cannibale) et Tamoé (utopie irréaliste).
A noter également un passage dans une société brigande et un autre chez des bohémiens anarchiques. Après moult péripéties (attention spoiler) les deux héroïnes, si opposées l'une de l'autre, s'avèrent être sœurs. M. De Blamont empoisonne Mme. De Blamontson épouse et aimerait abuser de leur fille Aline, qui se suicide pour échapper à ce sort.

Dans cet ouvrage il existe donc deux épisodes ''utopiques'' dont l'importance est rappelé dès la préface (nous y reviendrons). Nous retrouvons les lieux communs de l'utopie pour chacun d'eux: la fermeture géographique économique, un héros Sainville qui rentre dans ce (non-)lieu, qui est introduit dans cette société par un personnage médiateur (Sarmiento ou Zamé) qui sait expliquer et justifier au nouveau venu le fonctionnement de ce monde. Ce système est autonome et se présente comme le meilleur (non au sens moral du terme bien sûr). Évidemment ces deux sociétés sont aussi antithétiques :

L'épisode à Butua:


C'est ici  le contraire d'une société idéale. Il ne s'agit pas d'une utopie qui tourne mal ou d'une "dystopie", pour reprendre le terme de Racaul, mais plutôt de la présentation d'une société cruelle et despotique où règnent la terreur et la destruction.

Comme More qui au début de l'Utopie l'auteur pose la fiction comme déni de la fiction et en affirmant que ce n'en est pas une, de fiction, de même Sade affirme lui aussi dès sa préface que la terra incognita ,(qui n'est pas sans rappeler l'utopos- non lieu de More) ; Butua est la réalité et qu'il l'a visitée cette terre d'Afrique et appelle un ironique souci d'exactitude aussi bien du récit (qui convoque le côté voyeuriste du lecteur qui souhaite avec une fascination malsaine lire des détails scabreux), que des argumentations philosophiques matérialistes soutenues par nombre de notes de bas de page. En bref: le mal est réel, documenté, rationnellement et historiquement démontré (alors que c'est ironiquement le passage le plus romanesque de l'ouvrage) alors que le bien (Tamoé) est romanesque et ce malgré sa très grande part descriptive.
L'anti-société de Butua est dominée par Ben Maacoro, un sultan despotique qui, trouvant Sainville trop vieux et maigre à son goût (goût aussi bien sexuel qu'alimentaire), lui donne la mission d'évaluer la valeur érotique des jeunes femmes et filles qu'il destine à ses plaisirs et sévices sexuels. Les femmes ne sont pas davantage que du bétail dont le seul but est de fournir jouissance et force de travail aux hommes. C'est d'ailleurs la valeur morale qui est inculquée aux filles lors de leur ''éducation''. La loi est celle du plus fort en conformité avec la nature et la nature humaine.
Le but de Sade n'est évidement pas de convaincre Sainville (ni nous mêmes) que cette anti-société serait bonne, ni même viable (d'ailleurs on ne doit pas confondre la voix fictive avec celle de l'auteur). Mais son but est plutôt d'interroger le caractère évident et moral de nos propres normes sociales, de remettre en question ce que l'on croit moralement sûr et que l'on ne remet pas en cause, pour inviter à la réflexion et à la... philosophie (matérialiste ici). Voyez plutôt : A Butua, Sarmiento dit à Sainville « quand tu seras resté quelque temps ici, quand tu auras connu les mœurs de cette nation, tu deviendras peut être philosophe » p557. Lorsque le héros refuse un succulent repas de tendre viande humaine (il tente alors de convaincre Sarmentio de lui servir un singe à la place, jusqu'à ce que, ô merveille il aperçoive des fruits et des gâteaux ), Sarmentio lui explique que ses délicatesses anti-cannibales sont simplement de ce que l'on appellerait aujourd'hui de ''construction sociale'', et qu'il lui faut ''déconstruire'' ses «préjugés nationaux» pour «adopter la coutume du pays où il vit», ici donc un pays où l'on mange de la chair humaine. S'en suit de (très) longues parts de descriptions, qui non seulement cassent le côté fiction romanesquen mais nous invitent à méditer sur les horreurs qui nous sont présentées.
En fait tout ce qui répugne Sainville (moralement ou physiquement) est culturellement relativisé par Sarmiento qui défend que son dégoût tient moins de principes moraux intrinsèques à l'humain que de simples préjugés culturels à déconstruire. En d'autres termes n'oublions pas que nous sommes (malgré les apparences) dans un roman anti-rousseauiste : Rousseau défend que l'homme est fondamentalement bon à l'état de nature et que c'est la civilisation qui le corrompt. Alors nous est présentée une société qui prouve que l'homme à l'état de nature est tout aussi sinon plus corrompu. En cela nous pouvons (non sans précaution et nuances), établir un parallèle avec la toute première Utopie, celle de More qui, pour démontrer qu'une société autre est possible, et que la nature humaine est rationnelle entend présenter une expérience de pensée et cette société en fonctionnement. Et dire que ce n'est pas une fiction. De même Sade propose également une expérience de pensée quand il ramène l'humain à l'état de nature pour, non pas encourager, mais simplement montrer qu'il souhaite démontrer la « cruelle vérité » de la nature humaine. Et là non plus, ce n'est pas un rêve ou une fiction mais bien la réalité, affirme l'auteur.

 

L'épisode utopique sur l'isle de Tamoé

Ici cet épisode présente une société vertueuse lui est présenté dès la Préface comme, « le pays des chimères » donc irréel. (Nous voici donc soulagés, que l'on ne croie pas que le Marquis de Sade prônerait une société angélique tout de même). Il est destiné à consoler les lecteurs et lectrices des horreurs qu'ils viennent de lire à Butua (et surtout des conclusions dérangeantes auxquelles ils ont pu arriver). 

Nous nous concentrerons ici sur la fonction thématique et formelle de ces éléments utopiques et surtout du statut de cet épisode.
Néanmoins citons brièvement quelques lieux communs de l'utopie classique : la fermeture ; une nature bienfaisante, la symétrie urbaniste, une collectivité égalitaire dans son système social et politique (par exemple entre gouvernement et peuple dont le bonheur et la joie doivent sont assurées), un système éducatif (divisé en trois classes selon les âges) qui pourrait faire pâlir d'envie les actuelles écoles Montessori, puisqu'il privilégie les préférences des élèves, les leçons de vie et le travail de la terre. Le mariage idéal selon la description de Sade se base sur (tenez vous bien!) l'égalité entre époux, le respect, le consentement mutuel (il nous avait prévenu que tout cela n'était que pure chimère). Épicure est même cité par Zamé le roi qui fait office de médiateur pour prôner ce qu'on aurait presque envie d'appeler (surtout après Butua) l'état de nature, sans pouvoir l'appeler ainsi (car il ne s'agit pas de morale mais de richesse): « Si vous voulez vivre suivant la nature vous serez riche, si vous voulez vivre suivant l'opinion vous ne serez jamais riche. La nature demande peu, l'opinion demande beaucoup ».
La part de description et de justification est très importante au point d'ennuyer Sainville (et le lectorat avec). Par cette description c'est moins le tableau d'une société idéale qui fait sens mais la critique par décalque de la société française pré-révolutionnaire : sa monarchie absolue ; l'hypocrisie des la Cour, les crimes et injustices que le nombre de lois ne fait qu'augmenter. Zamé passe beaucoup de temps à expliquer pourquoi tel système judiciaire a été choisi plutôt qu'un autre).
La description est critique mais pas comique (à la différence de de l'épisode utopique de Voltaire de l'Eldorado: Sade a ici bien retenu la leçon de Candide). Mais cela a pour conséquence que le statut de cet épisode utopique , certes présenté comme chimère mais restant très sérieux et descriptif au milieu d'un roman romanesque, reste ambigu.

 

Il nous est important d'insister sur le fait que Sade, dès sa Préface aborde et insiste sur les épisodes de Butua et Tamoé. Nous l'avons vu il décrit Butua comme la réalité, disant même qu'il y serait allé. Alors que l'isle de Tamoé où règne le consentement et l'égalité, est dès le départ annoncée comme une chimère irréelle et … utopique! Plus encore que leur description, c'est la mise en contraste de ces deux épisodes qui est importante pour Sade selon sa ''Note de l'éditeur''.
Bien que celle-ci soit relativement courte pour un tel ouvrage et que les ces deux épisodes utopiques ne soient pas, à priori, les éléments les plus constitutifs de l'intrigue de son ouvrage c'est pourtant sur eux et sur leur mise en tension que Sade met l'accent dès le départ. Essayons de comprendre pourquoi:
Dans cet ouvrage les récits de Léonore et Sainville occupent presque la moitié du livre. A l’intérieur du récit de Sainville se trouvent les deux récits utopiques les épisodes de Butua et Tamoé. Cette structure en chiasme suggère que ce sont deux choses d'un point de vue thématique et générique :
– D'un point de vue thématique : l'histoire d'Aline et de Valcour constituent l'écorce, la partie exotérique de l'ouvrage. A l'intérieur se trouve celle de Léonore et Sainville. Et au centre du roman (et du chiasme thématique) les deux épisodes utopiques, symétriques de Butua et Tamoé. Pour chacun d'eux, d'abord des péripéties indispensables aux séquences d'entrées et de sorties et au centre de l'épisode utopique la compréhension et la justification de ce fonctionnement socio-politique étranger.
– D'un point de vue générique : le roman épistolaire à la manière de la Nouvelle Héloïse constitue l'écorce la partie exotérique de l'ouvrage (et c'est peut être parce qu'Aline et Valcour justement se veut anti-rousseauiste). A l'intérieur se trouve les romans-mémoire. Et au centre du roman (et du chiasme générique) le genre utopique. Et ici comme chaque utopie, la part narrative constitue le début et la fin des épisodes utopiques, et la part descriptive (parfois excessivement longue au point que le roi Zamé (et Sade) s'excuse auprès de Sainville (et de ses lecteurs masculins?), en lui proposant un spectacle féminin apte à consoler ses sens après tant de dissertation).


De cette analyse nous tirerons deux conclusions :
Tout d'abord nous préférons maintenant qualifier Aline et Valcour de ''roman-chiasme'' plus que de roman-somme : Dans un roman-somme tous les ingrédients sont juxtaposés, mêlés de manière aléatoire et brouillonne, et donnent un résultat certes brillant mais indigeste. C'est d'ailleurs au premier abord l'impression que nous donnait cet ouvrage : que Sade avait joyeusement mélangé tout ce qu'il aime et apprécie dans les œuvres de son siècle. Nous défendons maintenant qu'ici ces différents éléments sont ordonnés selon une structure symétrique bien pensée selon que l'auteur veuille dénoncer, donner à penser, ou autre.
Ensuite et c'était notre question, nous comprenons que les deux épisodes utopiques et surtout leur mise en contraste; sont le cœur du chiasme et le cœur du roman, aussi bien du point de vue thématique que générique. Et c'est donc sans surprise que ce soient ces épisodes là qui soient mentionnés comme les plus centraux (dans tous les sens du terme) dans la courte préface de l'auteur.

Nous aimerions enfin mettre en lumière un jeu constant de cache-cache et de tension entre l’officiel et l'officieux, l'exotérique et l'ésotérique, sur différent éléments formels et thématiques de l’œuvre, une sorte de fil rouge qui parcourt tous les aspects d'Aline et Valcour, de ses héros, à son genre, sa fonction, etc.


• Commençons par son titre qui présente d’emblée cette tension : Aline et Valcour ou le roman philosophique. On pourrait croire à un roman à lettres qui présente un échange épistolaire classique entre deux amoureux, à la manière de Julie ou la nouvelle Héloïse de Rousseau.
Mais sous cette apparence épistolaire au contenu et surtout à la morale mièvres se trouve le roman philosophique. La philosophie se déplace dans et par le roman. Et s'avère frontalement anti rousseauiste, autant dans son fond que sa forme (on notera d'ailleurs que le personnage de Valcour (qui n'est pas le héros mais en fait l'anti héros) est un grand admirateur de Rousseau).

• D'ailleurs enchâssée sous l’appellation de roman philosophique, se trouve une autre ambiguïté que Sade utilise à dessein. Cette expression de roman philosophique, était utilisée à l'époque pour désigner les romans clandestins, libertins, qui passaient sous le manteau. Et philosophique avait également la connotation d'une pensée libre, libérée de toute doxa, qu'elle fût sexuelle, religieuse ou morale.

• Le titre nous laisse croire que Aline et Valcour sont les héros de l'ouvrage puisqu'il s'agit, au départ du moins, de leur échange épistolaire à eux.
Mais ce sont en fait Sainville et Léonore, couple au caractère bien plus affirmés, qui sont les véritables héros (Léonore peut être encore davantage que Valcour), et dont on suit les aventures. Chaque personnage a un double, et de même les récits à Butua et Tamoé sont symétriques. On pourrait croire (du moins jusqu'à ce que l'on se rappelle du nom de l'auteur) que la véritable héroïne est Aline (et la philosophie rousseauiste qu'elle représente) mais à la fin du roman c'est l'athée (mais vertueuse), Léonore et par elle sa philosophie et vision matérialiste du monde qui se voit récompensée : non seulement Léonore reste physiquement et mentalement saine et sauve (alors que sa sœur Aline meurt), mais elle est toujours mariée à l'homme qu'elle aime et se voit hériter d'une fortune. Les valeurs morales faibles d'Aline et Valcour et leur philosophie rousseauiste sont vouées à l'échec.
De même si Tamoé est décrit comme un épisode utopique (au sens générique du terme), il est dès la préface annoncé comme utopique (cette fois au sens négatif de l'adjectif désignant une naïveté hors sol). Son but n'est pas de prouver qu'une telle société idéale est possible, mais tient plutôt le rôle d'une sucrerie de la Bastille dont Sade s'empifrait et qu'il aurait la bonté de céder à ses lecteurs et lectrices après leur horrible lecture de Butua dans laquelle l'auteur les avait incarcérés pendant de si longues pages. Car c'est bien cet épisode anti-utopique qui est, selon lui, la réalité. Ce n'est donc pas un hasard que le renversement (et relativisation) des valeurs morales à Butua est, rationnellement justifié et historiquement documenté par Sarmentio... avec autant de détails et de soucis d'exactitude (presque au risque d'ennuyer le lectorat), que les ''véritables'' utopies au sens classique, voient leur système sociétal défendu.
Nous avons déjà étudié que l’introduction de récit dans une utopie classique la remet en question en créant une instabilité générique qui vient menacer la staticité d'un système utopique. Dans une société parfaite toute irrégularité perturbe l'ordre physique, moral, judiciaire, géographique et bien sûr fictif. Plus l'auteur a le souhait de vanter la viabilité du système et plus les descriptions priment sur le récit. On peut donc légitimement s'interroger sur la longueur des descriptions et justifications dans l'épisode de Butua, d'autant plus que l'auteur nous l'a présentée comme non seulement possible mais réelle à la différence de la société de Tamoé qui est annoncé comme impossible dès la préface. Ainsi la véritable utopie que Sade présente dans Aline et Valcour n'est peut être pas non plus celle que l'on croit. En tout cas l'auteur se garde bien de poser un jugement moral de manière explicite. Mais notons que le vil personnage de Sarmentio entreprend de bouleverser et renverser (avec force argumentation et en usant même de la philosophie des Lumières!), le système de valeurs culturelles qui parait évident au lectorat. Et ce avec autant de soin donc de descriptions qu'avait pris More pour nous faire imaginer, et rationnellement conceptualiser la possibilité d'une Angleterre "renversée". Le but pour Sade n'est donc pas de faire l'éloge du vice (nous sommes dans un roman officiel signé de son nom), mais de constater son triomphe et surtout son accord à la nature humaine. Il laisse aux lecteurs et lectrices le soin d'en tirer leurs propres conclusions.

• Comme ses personnages exotériques et ésotériques, derrière le Sade officiel qui signe de son vrai nom "Aline et Valcour" afin de se faire connaître comme un philosophe, romancier, penseur politique; derrière cette figure presque utopique de ce Sade homme de lettres nous présentant une île de Tamoé vertueuse... se cache le Sade clandestin, l'auteur des "120 jours de Sodome", qui ne prône pas une philosophie mais ce que l'on pourrait appeler une anti-philosophie et ce de par la philosophie. C'est la philosophie matérialiste des Lumières qui devient non plus un but mais un outil sadien (pour ne pas écrire sadique), afin de prôner des valeurs morales opposées.

• Enfin cet ouvrage a été rédigé comme son titre complet l'indique ''avant la Révolution de France'' quand Sade était emprisonné à la Bastille.
Mais, et il insiste pour le rappeler, derrière cet apparence de victime de l'Ancien Régime, Sade a écrit un roman à portée politique. D'une manière symbolique l'auteur veut participer également par son action littéraire au renversement des idées politiques et particper à cette fameuse prise de la Bastille, Bastille dans laquelle il est physiquement incarcéré. (A noter toutefois que ce n'est pas pour des raisons politiques qu'il est en prison, que c'est peut être (aussi mais pas que) pour cela qu'il a autant besoin de se mettre en scène comme victime de l'Ancien Régime politique).

C'est le roman du XVIII dans toute son hétérogénéité qui est disséqué, et dont la tension interne, plurielle et hétérodoxe est poussée à son paroxysme pour produire en Aline et Valcour, un dépassement de ce même roman du XVIII. Sade est un auteur de son siècle non pas parce qu'il a fait un roman-somme de tous les éléments qu'il y appréciait, ce qui serait comparable à une récitation scolaire où l'élève ferait l'exposé encyclopédique de tout ce qu'il a bien appris. Mais au contraire parce qu'il a ; à l’intérieur même de son ouvrage critique du roman du XVIIIème, instauré la double tension générique qui fait son essence.


J'ai choisi un ouvrage que je n'avais jamais lu (avec quelque appréhension du fait du nom sulfureux de l'auteur), car à titre personnel et c'est peut être mon point commun avec lui (et j'espère bien le seul), je trouve quelque chose de malsain (voire de pervers envers la Vie) à la morale catholico-rousseauiste qui impose sa couleur à nombre d'ouvrages de l'époque (les officiels du moins). Et c'est pourquoi j'ai orienté mon choix vers cette œuvre plutôt que vers du Rousseau ou Prevost.
J'ai été très surprise en l'étudiant de trouver dans le Sade philosophe, des accents anachroniquement nietzschéens et saloméens (ndlr : Lou Andréas Salomé qui fait partie de mes recherches et dont j'affectionne particulièrement la pensée). Par exemple:
-la condamnation de la ''morale des faibles'' (ici les faibles seraient Valcour, Aline et sa mère qui représentent la philosophie (morale) rousseauiste, autant dans les valeurs (exemple : la pitié) que la forme (épistolaire);
la volonté de puissance, concept qui lui aussi aurait sans pu peine être mis dans la bouche de Sarmiento ou du président de Blamont;
la corporalité voire l'organicité de la pensée.
- et bien sûr l'aspect vitaliste et matérialiste assumé (matérialisme athée pour Nietzsche ce qui correspond aux valeurs philosophiques de la véritable héroïne du roman: Léonore).

 

 

Pour ce travail en complément de mon séminaire et de la version disponible en ligne (Wikisource) d'Aline et Valcour nous nous sommes aidés,des ouvrages et liens suivants:

– Les aventures de Sophie (Colas Duflo)

– Philosophie des pornographes (Colas Duflo) (bien que commandés avant mon étude de ce séminaire présentaient l'avantage d'approfondir le même point de vue de la même personne)

-Grands utopistes (3). Emprisonné à la Bastille, Sade se refait une vertu - Le Temps

- L'Afrique au prisme du romanesque sadien : l'épisode de Butua dans Aline et Valcour (1795) | Cairn.info

 

Crédit image: MAN RAY Aline et Valcour

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